Sans eau (1)

par | 27 avril 2020 | Images, Textes | 1 commentaire

Ce que je dis?
Que c’est drôle parce qu’hier, le voisin du cinquième m’a demandé si j’avais la cave numéro 15.
Je partais faire un jogging. Il a dû répéter deux fois la question. Avec les écouteurs enfoncés dans les oreilles, même sans musique, j’avais de la peine à le comprendre surtout que je n’ai pas de cave.

Tant mieux pour vous car il y a une inondation dans la 15.
L’idée de prévenir mes voisins partis en vacances malgré l’interdiction m’a traversé l’esprit, puis je n’y ai plus pensé dès le moment où je me suis mise à courir.
C’est peut-être lié, tu ne crois pas chéri? L’inondation d’hier, la coupure d’eau de ce matin?
Je ne comprends rien à ce que tu me racontes!
Et dis donc, pourquoi il n’y a rien qui sort lorsque je tire la chasse?
C’est bien ce que j’essaye de t’expliquer.
Et comment on va faire pour le café?
On va le boire chez toi chéri. On prend le pain.
Ah oui, le pain milanais, je me réjouissais. Et tu as quelque chose pour mettre sur le pain?
Regarde dans le frigo, il y a du Brie.
Et pour toi?
Rien, du beurre c’est bon, tu as du beurre?
Oui.
Et du savon? Tu as du savon, parce qu’il y a deux jours il n’en restait presque plus, alors
avant le café, j’ai surtout envie de me laver les mains.
C’est bon, il y a encore du savon.
On se rejoint chez toi.

Juste avant d’arriver, je traverse la rue qui mène à son supermarché, la file extérieure atteint 50 mètres. Les futurs clients sont patients et se tiennent à bonne distance.

Matthias est en bas de chez lui parce qu’il a rencontré Ornela. Elle se plaint de la situation. Mais en Italie, où vit sa mère, c’est pire. Pour elle, discuter à distance ce n’est pas un problème, par contre, dans les magasins, toucher les choses c’est au-delà du dégoût, c’est vraiment la peur. Je hausse les épaules. C’est surtout tout ce qui se raconte qui fiche la trouille. Maintenant que je l’ai croisée, j’ai moins envie d’aller faire des courses.

Finalement, le café est servi et nous commençons notre petit-déjeuner. Tu crois que ta fille est heureuse? On n’en a plus reparlé depuis ton anniversaire. Ecoute, je n’en sais rien et je n’ai pas envie de parler de ça. Là, j’ai un autre problème: le boldo est en train de crever et je ne sais pas ce que je dois faire. Je te l’ai dit : un pot plus grand! Tes parents, je suis sûr qu’ils ont un grand pot vide. Tu les appelles quand tu rentres chez toi?

En bas de mon immeuble des voitures, des ouvriers.
Je m’adresse à eux. Un type corpulent avec un gilet orange, un peu plus âgé que moi porte des moustaches en désordre.
Non, l’eau ce n’est pas pour tout de suite. On y travaille, vous voyez.
On fait ça pour vous, pour l’immeuble, ça va prendre son temps. C’est du travail.
(Je le remercie, même si c’est surtout l’autre ouvrier qui trime).
Courage. Mais au fait c’est quoi exactement?
Une fuite.
Oui, une fuite, mais exactement?
Une conduite qui a lâché de la rue à l’immeuble. Du sérieux.
Merci. Pour se laver les mains ça va être difficile.
La régie y a pensé et a scotché un gel à la porte d’entrée.

Impossible de survivre sans eau jusqu’à ce soir. Je prends le vélo et pédale en direction du supermarché le plus proche. Par chance, il n’y a pas d’attente. Je mets une double dose d’alcool sur les mains. Je ressors de là avec des litres d’eau et d’autres choses encore. Le panier accroché au porte-bagage déborde. Les rues basses sont vides, alors je roule aussi vite que possible. Devant la porte d’entrée de l’immeuble, une sonde plongée dans la canalisation clignote. Les ouvriers sont partis manger.

J’en profite pour prendre le journal dans la boite aux lettres qui se résume à quelques feuilles qui répètent le même sujet en suivant quelques variations. En tournant la dernière page du quotidien, une photographie me retient. Un groupe de Japonais de face, en costume sombre, ils portent tous des masques. Pour signifier que là-bas, on pense au travail et à la reprise. Une deuxième chose m’attire lorsque je survole l’article: une citation de Koichi Nakano, politologue. C’est un article de Libération. Je connaissais un Koichi Nakano lorsque j’avais huit ans. Son père était physicien et comme tant d’autres, il était venu travailler au Cern. Koichi a débarqué dans notre classe sans pouvoir articuler un mot de français. C’était un petit Japonais rondouillard mais qui avait l’air très sympathique. Il est resté à peine deux ans en Suisse et il est reparti, comme un autre élève coréen. Lucie, mon amie d’enfance avait gardé des contacts avec eux quelques temps. Elle est bien plus douée que moi pour ça et surtout, elle le faisait bien avant Facebook.
En tout cas, Lucie était de loin la meilleure en français et surtout en dictée. Mais une fois, elle a été déclassée par Koichi. Notre petit Japonais avait appris le français en un mois et avait réussi une dictée avec une faute seulement. Ça m’avait drôlement marquée. La maîtresse avait fait l’éloge de Koichi, un étranger, qui en l’espace de si peu de temps, nous avait tous dépassé en français. Une seule faute. Koichi avait oublié l’accent circonflexe sur le «i» de boite. Mince, oublier le petit toit sur le mot boite. On nous l’avait pourtant répété! Tellement qu’en plus du toit, on aurait bien ajouté la charpente, l’isolation et toutes les tuiles au circonflexe. Malgré cette erreur, Koichi était devenu la référence de tous en français et surtout un camarade apprécié.
Maintenant, et parce qu’il y a de nouvelles règles de français, Koichi aurait réalisé un sans-faute à la dictée. Mais ce n’est pas très important. Ce qui l’est, c’est qu’il est devenu quelqu’un qui ose dire que le Japon pense à son économie avant la santé de ses citoyens. Koichi, c’est ma nouvelle référence de mondialisation. Un Japonais qui a passé une partie de son enfance en banlieue genevoise, qui est reparti au Japon, et qui est peut-être à Paris, car interviewé par le journal Libération, article repris par le quotidien que je lis à Genève. Je viens de faire le tour du monde, en pensée, la tête me tourne. Je me cuis un œuf.

Brève phase de digestion. J’essaye de me concentrer. Devant l’ordinateur. Mais le bruit inhabituel du marteau piqueur et de la pelle mécanique me détourne de ma tâche. Je prends des photos des grands travaux qui se passent en-dessous de chez moi. Ils en remuent de la terre pour un tuyau percé!

J’envoie des sms avec la photo accompagnée du commentaire:
j’espère pouvoir bientôt tirer la chasse des toilettes, mais j’en doute. Ah Ah Ah!
Aucune réponse.
J’attends dix minutes.
Toujours aucune réponse.

Auteure: Pascale Favre
Éditeur: art&fiction
Relecteur: Christian Pellet
Genre: Texte, images
Mots clé: inondation, immeuble, cave, Italie, route, oiseaux

1 Commentaire

  1. Stefania

    Merci! J’ai adoré lire. Pas d’eloges, oh no! garder les erreurs et les tentatives à force de faillir, porteurs de plus de richesses … en tout cas moi je ne veux pas risquer de devenir un exemple d’efficacité . Je préfère pain et beurre aussi