Voie jacobine

par | 19 juin 2020 | Extraits | 1 commentaire

19 mai, départ. Au programme une traversée de la Suisse d’ouest en est, à rebours des chemins de Compostelle.
Petit voyage donc, le confinement aura au moins eu cette vertu: m’obliger à consommer local.
Sortie de la ville par les quais et les parcs, cèdres du Liban et autres géants à feuilles. Bâtisses internationales, une Genève façon Albert Cohen, clinquante et cossue, certains jardins donnent des envies d’héritage et de farniente.
Le soir, première nuit dans un jardin privé et déjà un autre canton. Apéritif sur les bords du Léman, petite mousse et osso buco chez une amie avant d’aller retrouver les étoiles qui pétillent là-haut.
Au matin la campagne reprend ses droits, lac en furie sous la bise, un paon lance son cri grinçant depuis un tas de fumier: tout ce petit monde fait le beau. Champs, noisetiers, villages aux maisons de pierre et des fontaines partout. La journée défile, se garnit de coquelicots et nous dépose au-dessus d’un grand losange de forêt. Tente plantée sous une cabane de branches, bain rapide dans une rivière trop froide, et soupe thaï au tofu lausannois: l’exotisme à moindres frais. Un petit mot accroché à un arbre nous assure que le coin est placé sous le gardiennage des fées et des anciens.


Brouillard matinal tenace, paysage flou: je pourrais aussi bien être en Toscane, au Japon ou au Kirghizistan, la brume a la même couleur sous toutes les latitudes. À midi lac hodlérien. Une famille croate pique-nique à côté et donne au paysage des airs de Méditerranée. Je prends quelques notes histoire de fixer imparfaitement tout ça – il faudrait savoir peindre les odeurs – puis lance un regard à mon amoureuse tout en grattant la tête du chien.
Coquelicots à nouveau, champs de blé, gouttes de sang, jupes retournées. En bord de route une manchette de journal titre «Le bout du monde, c’est ici!».


Il est 7 heures du matin. Les jambes flinguées, de l’autre côté du lac la silhouette du Mont-blanc gronde sur l’horizon, des bancs en ardoise bordent la promenade de Morges. Je sors le réchaud et le café lyophilisé, un bagel acheté en boulangerie et bouquine un livre acheté pour son titre: «Là-bas, août est un mois d’automne».
Le café a un arrière-goût de soupe à l’oignon, la faute au dîner d’hier soir.
Samedi: pluie, pluie, pluie et pas de toit sous lequel paresser. Les sapins sont trempés et nous avec. Rien de prévu sur la carte avant dix kilomètres, sauf un abri de bus où poser les sacs et sortir les pèlerines. Après-midi passé à chercher une botte de foin où dormir, mais rien. Le bivouac du soir se décide après un dernier village.
En bordure de rivière, un cycliste s’arrête:
— La vie tu sais, c’est comme une rampe de poulailler, raide et pleine de merde, mais pas trop.
— Oui…
Le paysan ici j’le connais; l’est sympa mais faut pas coucher son herbe, sinon c’est le fusil !» Je cours sonner à la ferme, la fenêtre s’ouvre sur une barbe touffue qui me hurle:
— Ah t’as bien fait de demander, va pas coucher mon herbe, viens dans le jardin, ya même une piscine si tu veux.
C’est assez d’eau pour la journée. Adorable, il sort son pick-up et vient nous rapatrier.
— T’as bien fait de demander, faut pas me coucher mon herbe». Je me dépêche de défroisser le champ tout en acquiesçant.
Matin, ciel noir et aqueux, chaussures encore mouillées de la veille. À midi la tente est étendue au soleil, nous trois vautrés sur des pierres chaudes, tout autour des fleurs de sureau cueillies pour parfumer l’eau des gourdes, les pissenlits qui virevoltent et le chien qui tente de les attraper au vol.
Coin de forêt dégagé au bord d’une rivière, l’eau qui coule et brode les secondes, le temps comme coincé entre deux mailles.


​Passé Fribourg – où un ami nous a installés pour la nuit sur le futon de son salon – un panneau annonce Wanderweg. Je cherche désespérément le lieu sur ma carte avant de comprendre que le chemin a changé de langue. Après une petite quinzaine de kilomètres, cap sur la forêt pour y passer la nuit. Un coin aménagé avec feu, bûches et table mis à disposition. Devant les champs en pente douce apparaissent le Jura, les plaines du Léman, de Neuchâtel et le début de l’Oberland bernois.
Soleil éclatant toute la journée qui suit, je rêvasse en bouquinant les aventures de Livingstone, ses traversées frénétiques de l’Afrique, les maladies, la crasse et les coliques à répétition. Tout ce qu’on a conquis aujourd’hui c’est la pause de midi, je n’en demande pas plus. Au soir, arrivée en haut d’une colline où un curé nous propose son jardin; réveil prévu à 5h histoire de ne pas trop déranger. Autour de nous des fleurs à foison, les restes de vieux murs de cloître ainsi qu’un potager parfaitement entretenu. Une vie d’église? Après tout pourquoi pas, cultiver, aider un peu, se concentrer sur l’exégèse d’un seul livre et s’en contenter… derrière moi mon amoureuse se change pour la nuit, elle se moque un peu de moi puis m’embrasse tout doucement sur le front.
Thoune, gespritze Weisswein en terrasse, écluses. J’y ai des origines, un arrière-grand-père chapelier, j’arpente des rues qu’il a souvent dû traverser en soulevant son fedora de-ci de-là.
Nuit affreuse, la chambre réservée qui se voulait être un luxe se révèle être attenante à la cuisine commune où des italiens hurlent devant le journal télévisé, avant de laisser place à une jeune fille ivre qui passera toute la nuit à beugler des Ave Maria face à une messe télévisée… les bonnes histoires ne font pas de bonnes nuits, c’était son anniversaire et j’ai tout raté.
Deux jours plus tard on nous prête une cabane d’alpage: vue sur un lac lapis-lazuli, bouteille de vin, nappe rouge et blanche sertie d’edelweiss, sauce tomate aux olives et des amis venus nous rejoindre pour l’occasion. Si seulement le calendrier voulait bien permuter aujourd’hui avec l’autre soir.
Flüeli-Ranft, chapelles d’anachorètes, clochers fins et rouges, piqués de croix d’or ciselées.


Lac des Quatres-Cantons, pluie, pluie, pluie. Seules les salamandres sont de sortie. Chemin rocailleux à la vue bloquée par des murs d’eau. Le chien est si misérable qu’il faut le porter, tout dégouline et notre motivation est partie se planquer au fond de nos chaussures gorgées d’eau. Et puis… petit miracle: mes parents ont fait le trajet jusqu’à nous pour ravitailler le chien en croquettes. Ils ont appelé l’auberge qui surplombe le Grütli, elle est vide et libre pour la soirée.
Un feu, une douche et une lessive plus tard, tout sèche autour du poêle. L’auberge est minuscule et charmante, une structure de vieille ferme en mélèze remodelée à l’intérieur, le dortoir transformé en suite privée.
Sans l’avoir prévu, j’irai demain fouler la prairie du Grütli au petit matin, en famille.
Levés aux aubes, lessive rangée. Un petit coup de putz sur les locaux, le ciel comme lavé qui laisse apercevoir un petit chemin de graviers descendant en contrebas. Deux, trois moineaux qui piaillent, pas d’autre public pour cette scène improvisée. En bas une plaine microscopique et bien rangée, un restaurant fermé et deux, trois panneaux explicatifs. Sur un champ clôturé, des highlands broutent nonchalamment – pas bien suisse tout ça –,un pin centenaire trône à côté du drapeau fédéral et dans ma tête résonnent des cors des Alpes imaginaires. Pas un bruit, nous cinq réunis sur cette plaine vide par un matin grisâtre de fin de printemps. Ma trouille d’exister, combattue à grands coups de voyages, rangée au placard, plus besoin d’aller disparaître au loin. Ce matin j’ai comme une envie de semer, de construire pour les saisons à venir. Il paraît que le Heimat c’est le pays qu’on porte en soi.

Titre: Voie jacobine
Auteur: Guillaume Gagnière
Éditeur: Éditions d’autre part
Relecteur: Julien Gabet

1 Commentaire

  1. Isabelle Marti

    Un « consommé local » qui donne envie de lire la suite ! Guillaume Gagnière nous emporte avec lui dans son périple suisse avec des mots choisis qui ravissent mes envies de lectrice !