Les Vivants

par | 14 juillet 2020 | Extraits

Séquence 3 (extraits)

Je veux te causer de ça, de nous, de la séduction. (Un temps). Les tissus me séduisent, ils sont dans la corbeille et je vais les toucher, les lisser, y plonger la main, ou je la plonge dans un sac de riz, de haricots secs. L’envie de rester sous l’eau sans jamais refaire surface, les lumières sous l’eau, comme dans la rue les lanternes, les paillettes me séduisent. Je me laisse séduire par une promesse, une étiquette, par les néons autour du mot «action» ou l’odeur des marchés aux puces à cause des livres bouffés, les livres de plantes, le bois, tout ce que les insectes bouffent. Je veux te parler de nous parce que séduire, c’est d’abord dévier du chemin.

L’impression de fragments qui s’additionnent et finissent par faire un corps, voilà pour moi. Je pourrais très bien en faire la liste et chaque jour la compléter avec souvent le dos qui lâche, le bassin, le lendemain je me découvre une cheville, un muscle qui va tirer jusque dans la cuisse, ou alors c’est la peau ou ça vient dedans et j’hésite à noter le cœur ou les poumons. J’ai vraiment l’impression d’accumuler ce que je suis, comme hier soir en me couchant, mais hier soir c’était ma bouche, mes dents, ce n’était pas moi qui criais.

Il faut toujours brasser les cartes, commencer par les brasser et surtout ne rien attendre, et si alors on les tire, on tombe sur le fou, ou peut-être la beauté ou le singe savant, on y trouve le pendu et je suis tout ça, je veux dire une enfant, toujours une enfant et je passe de l’un à l’autre. J’aimerais aussi venir d’une autre planète, avoir les yeux de là-bas, les façons de là-bas pour pouvoir simplement vivre au milieu des autres.

Je prends la route, je pars, c’est aujourd’hui que je pars. Autour de moi, les gens insistent: je devrais dire où, leur donner au moins une idée, quelque chose à mâcher, mais dans la tête, choisir, ça finit toujours par faire des nœuds. Je dis la route comme je pourrais dire je prends la terre, je prends le jour, et avec moi tous les paysages. Je pars et si je reviens, ce sera pour me perdre, évidemment.

Je dis bonjour sans même remarquer que la salle est vide — mais pourquoi d’abord et toujours ce mot? Et donc bonjour aux rideaux, à tous les sièges du cinéma, bonjour à la grande face blanche de l’écran, je devrais dire blanche comme une belle et tendre meringue, car c’est mon anniversaire.

J’aurais aimé savoir peindre et laisser sur la page ce que peut être une odeur. J’en aurais fait tout un herbier. J’aurais aimé me tatouer un ciel profond sur les paupières, un ciel d’automne. Je le ferai de mémoire quand tu seras parti.

Titre: Les Vivants
Auteur: Sandro Marcacci
Éditeur: Éditions d’en bas
Relecteur: Julien Gabet
Extrait du livret pour la pièce chorégraphique «Les Vivants» créée à Neuchâtel en 2019 par le collectif artistique Le Lokart.
Mots clé: lumière, départ, séduction, voyage

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