Vous avez dit panosse? (1)

par | 5 juin 2020 | Textes | 1 commentaire

ou Les mots «pierres de patience1»

C’est une évidence, mais même avec les années on ne finit jamais d’en prendre la mesure, des mots il faut se méfier. Non pas seulement qu’ils soient outils de manipulation perverse, qu’ils puissent mentir par un usage maladroit ou volontaire mais plutôt, qu’insidieusement, ils déforment notre regard, nous imposent une image du monde et nous enferment sans que nous en ayons vraiment conscience dans une identité contrainte, des jugements préconçus. Ils restreignent même notre perception du réel.
Autour d’un mot tourbillonnent tant d’Histoire et d’histoires personnelles, de paysages et de visages qui prenant appui sur d’autres mots écrits ou dits permettent de le traverser pour aller vers, pour aller plus loin, au-delà, autrement. Et soi-même définie dans le regard et les mots des autres, continuer son chemin vers l’inconnu hors frontières.

Ceci dit, que je vous raconte comment cela, l’attention aux mots, a commencé pour moi. Il s’appelait Broulant, était notre professeur de sciences naturelles. Il avait une manière étrange de parler, un rythme chaotique, un peu torrentiel, les consonnes roulaient comme des cailloux avec des ruptures de rythme imprévues faisant jaillir des voyelles. Il jouait de l’hélicon et voir, lors du passage d’une fanfare dans les rues d’Epernay, sa haute silhouette maigre prise dans le cuivre de l’instrument, avait été une découverte, comme si l’hélicon était bien l’instrument qui lui convenait, comme une partie de lui-même, lui allait comme un gant. C’est bien cela, comme si sa manière de parler, était une manière de jouer de l’hélicon sans instrument. Or voilà qu’un jour, pendant son cours, j’ai complètement oublié ce qui motivait cette explosion, il s’exclame: et vous, les Champenois qui vous vous entruchez! Réaction unanime pleine d’incompréhension, échange de regards interrogateurs. Eh bien oui, nous nous entruchons. Pas vous? Non, il ne s’entruchait pas, il avalait de travers. Il n’était vraiment pas de chez nous.
Paradoxalement cette critique pleine de dérision fut grâce à lui une révélation. Un mot qui, à l’évidence, manquait au français devenait un sujet de fierté, la découverte d’une marque commune d’appartenance qui unissait les internes venu-e-s de la campagne dont j’étais et quant à moi jamais très sûre de mon usage de la langue et les externes de la ville. Il était seul en face de nous. Nous nous découvrions une joyeuse complicité allant jusqu’à la fierté. Il avait suffi d’un mot de tous les jours. Eh non! Un enrichissement de la langue commune n’était pas du patois, si patois est un mot pour discriminer, rabaisser un parler qui n’est pas celui de la majorité. Est-ce sur cette certitude que le soupçon de l’inadéquation du langage et du réel, de la langue comme artifice, a commencé à se faire jour?

J’étais ainsi bien préparée à accueillir avec toute la considération requise, la panosse qu’une aide me demandait, lors de mon emménagement à Lausanne, s’étonnant de mon obtuse incompréhension. Dans ce domaine les mots ne manquent pas, au point qu’on peut se demander pourquoi une activité aussi ordinaire et sans grande complexité a pu susciter l’apparition de tant de mots différents: panosse, bâche, loque, serpillère, gueille, wassingue et j’en ignore certainement beaucoup. Un vrai luxe lexical. Un objet peu reluisant, précis et tant de mots, trop de mots alors que d’autres mots renvoient à des choses si complexes pour ne pas dire imprécises et ont tant de nuances qu’il est bon de préciser pour justifier leur emploi, disons: philosophie, amour, poésie, beauté, religion, religieux, métaphysique, sacré, oserai-je dire dieu, des mots qui sont des masques, fourre-tout qu’on n’en finit pas de définir, d’illustrer par d’autres mots. Des bibliothèques entières n’y suffisent pas depuis des siècles.

Ah oui! wassingue, justement et voilà que l’Histoire s’en mêle. C’était à la fin de la guerre, des gens du Nord de la France s’étaient réfugiés dans notre région, ils étaient arrivés épuisés, très maigres, je me souviens de la pâleur du visage des filles qui venaient à l’école. À la récréation, guère vigousses, si j’ose employer ce mot familier suisse romand, elles n’avaient pas l’énergie ni sans doute le désir de se mêler à nos jeux de poursuite et restaient sous le préau à nous regarder de leurs grands yeux ternes. Inspirée par cette présence et sans doute la découverte qu’elle venait d’en faire, l’institutrice, un jour, m’ordonne en pleine classe, d’aller à l’épicerie demander une wassingue à ma mère. Je suis partie, inquiète pour l’image de ma mère, avec ce mot mystérieux qu’on avait refusé de m’expliquer, ta mère saura, et semblait une menace. Wassingue? Un moment d’hésitation puis: Je n’en ai plus, dis-lui que j’en aurai la semaine prochaine. Fière, admirative, de l’astuce de ma mère qui ne savait pas plus que moi ce qu’était une wassingue, j’ai transmis la réponse à l’institutrice qui est restée sans voix. Les deux femmes ne s’aimaient guère, faut-il le dire. Un mot comme arme de petite guerre, une petite innocente comme porte missile, porte missive. Une petite affaire à la mesure de l’objet en question, mais un souvenir solide. Les Gens du Nord, les réfugiés, on les appelait comme cela, un groupe, on ne cherchait pas à connaître leurs noms, démunis de tout avaient encore cette richesse, un mot qui les unissait dans notre regard. Un mot quasi synonyme de limite géographique pour ne pas dire frontière. Je me demande même si dans wassingue ne filtrait pas quelque chose d’un peu germanique. Et voici, comme un écho, au moment où j’écris, dans un texte de Madeleine Santschi, Pas de deux, qu’apparaît vasingue. Presque méconnaissable. Du rôle de l’orthographe dans l’identité… Dans la cuisine, un bel homme un peu triste, dignement, calmement moud inlassablement du café alors que sa femme s’époumone derrière la vasingue. Un attribut essentiellement féminin, devient symbole du travail pénible et sans gloire des femmes.
Je ne sais pas comment, dans le Nord, on dit: elle s’encouble dans la panosse, en Champagne elle s’empierge dans la bâche. Je note au passage que le correcteur de l’ordinateur, tolère s’encoubler mais stigmatise de rouge s’empierger. Du rôle des machines indifférentes dans l’établissement de la norme… Mais je comprends aussi se prendre les pieds dans, trébucher sur, la serpillère. On va finir par prendre ces mots pour des synonymes d’obstacle…
Comment un mot à la fois banal et rare devient dans un usage personnel trace d’histoire…

Ailleurs. L’histoire encore, mais l’histoire longue dans un paysage unique. C’était en Algérie, au moment où le Front Islamique du Salut, cherchait à prendre le pouvoir. Après un colloque sur la langue amazigh, après une longue promenade, découverte éblouie et méditative dans les ruines de Tipaza, nos amis avaient voulu nous montrer «Le tombeau de la Chrétienne» dont nous n’avions jamais entendu parler. Il fallait quitter la grande route et il a paru bon de demander, en arabe, à un policier à un carrefour, Le Tombeau de la Chrétienne. «Le Tombeau de la Chrétienne? Macache!». Un instant magique, le tombeau que j’avais associé à cause du mot «chrétienne» à l’évêque d’Hippone, saint Augustin, nié par le mot macache a ouvert le paysage vers l’infini, le temps inaccessible. Je sais maintenant que chrétienne donné par une interprétation erronée des croix sur les portes de ce vaste tombeau, n’a aucun sens. C’était le tombeau, dans une architecture locale, proche des pyramides, construit par un empereur berbère, Juba, avant l’ère chrétienne, à l’époque romaine. Un nom de lieu où se mêlent, dans le flou, les temps de l’histoire. Une culture berbère occultée par des invasions. Macache, bézef, y en a pas bézef… des mots arabes dans l’usage populaire français que je connaissais. Macache, ressenti comme une manière un peu brutale de refuser, de dire il n’y en a pas, envoyer promener. Une prononciation simplifiée sans que la composition du mot en arabe dialectal, une négation discontinue, soit perçue en elle-même, [ma-ka:n-š]. Un assemblage de mots, de langues, dans la bouche du policier qui, pour moi, au-delà même du sens, faisait tomber des frontières. Un refus qui nous concernait toutes et tous, pour moi rejetait ce tombeau dans un espace et un temps sans limite. Cette expérience étonnante, ressentie, sur le champ m’a paru plus importante que de voir ce fameux et mystérieux tombeau. La rencontre des cultures sur ces bords de la Méditerranée, était promesse de paix et de connaissance. Dirai-je encore que j’apprécie maintenant d’avoir vu Tipaza, vécu Tipaza hors les mots, avant d’avoir lu Noces d’Albert Camus quelque soit la qualité de ce texte.

Lorsque je suis venue m’établir en Suisse romande je n’avais pas vraiment le sentiment de passer une frontière, tout était facile, semblait aller de soi, la même langue pensais-je, je changeais de région rien de plus, un sourire au douanier, n’en parlons plus. Je n’avais même pas le sentiment de partir en province, contrairement à ce qu’avait dit, lors d’un colloque sur l’exil, une écrivaine française qui avait quitté Paris. Toutefois une prise de conscience dut se faire lorsqu’un jeune électricien venu faire quelques petits travaux dans l’appartement m’a demandé: et de quel canton vous êtes? Euh! je ne suis pas Suisse, je suis Française. Ah! Pour une Française vous n’avez pas beaucoup d’accent! Ma première réaction, non formulée, a été mais bien sûr que je n’ai pas d’accent, c’est vous qui en avez un. J’avais cela à m’approprier: c’est toujours l’autre qui a un accent. Puis une légère satisfaction d’être volens nolens, à peu près en conformité. Puis légère inquiétude d’avoir perdu quelque chose de mon identité propre. Exilée de deux langues en quelque sorte. Puis le calme venu, le sentiment d’être dans ma langue, sans frontière. Une identité linguistique personnelle assumée, un regard multiple, un pas vers l’écriture.
Mais quand même, si l’on y pense, le français du Nord-Est avait encore à mon époque, des voyelles longues avec un timbre différent, patte et pâte, goutte et goûte par exemple, avec de lointains souvenirs de quiproquos amusants. Le vrai français avec un accent qui allait de soi, que nous ne percevions pas comme tel, que nous apprenions naturellement, devenu inutile? De quel droit.

À propos d’accent et d’identité, un souvenir d’un autre temps, en Russie, encore Union Soviétique, il y a soixante ans. À la fin d’une année où j’étais employée comme jeune fille au pair dans la famille d’un diplomate américain dont la femme française souhaitait que leurs enfants apprissent (sic) sa langue. J’étais venue, quant à moi, en toute bonne foi, pour continuer à apprendre le russe en allant suivre des cours ou écouter des conférences à l’université après mon travail. Cela ne s’est pas passé exactement comme je l’avais imaginé, j’avais même projeté, quelque temps après mon retour, d’écrire un récit intitulé Bécassine chez les Soviets, le titre suffit à dire mon incommensurable candeur. Quoi qu’il en soit vers la fin de l’année je parlais bien russe et n’avais pas de problèmes pour comprendre, me vint alors le désir de retrouver des amies en voyage touristique à Léningrad, – est-ce vraiment la même ville que St Petersbourg? – et visiter un monastère sur une île, près de Novgorod, que je n’avais pas encore vu. À part le monastère, j’ai oublié beaucoup de détails de cette expédition mais reste très présent dans mon esprit l’achat du billet de bus. Un tel achat, ne devait, en principe, se faire qu’à l’ambassade avec les autorisations requises des deux côtés et le voyage ne se faisait pas seule. Je suis allée à la gare des bus près de chez moi, j’ai fait la queue comme tout le monde, j’ai imité la manière, intonation et laconisme, dont la personne devant moi demandait son billet. Le lendemain au moment du départ je me suis un peu étonnée de voir Mr L mon patron et un employé de l’ambassade venus assister à mon départ. Qu’attendaient-ils? qu’on me refuse de monter dans le bus, constater qu’il était possible de transgresser les règles d’usage, s’assurer de mon départ au cas où je disparaîtrais mystérieusement, s’assurer que je partais vraiment seule?
Le voyage fut long, en grande partie de nuit, ne fut pas sans minimes péripéties ni échanges linguistiques, ma voisine une imposante baba, se penchait pour guigner dans mon sac dès que j’y cherchais quelque chose. Mais il ne s’agit pas ici d’un récit de voyage. Je n’ai attiré l’attention de personne et au bout du trajet les retrouvailles avec ma sœur et son amie furent, il va de soi, chaleureuses même si elles n’ont pas pris la mesure de l’exploit que je venais d’accomplir.
J’avais le sentiment un peu étrange d’être plus proche des visiteurs russes que des touristes français qui découvraient, bruyamment, sans trop de discrétion, ce monastère alors abandonné dans la pâle lumière du nord, l’espace plus vaste d’un autre temps, un silence plus loin. J’étais parfaitement heureuse dans ce paysage avec le sentiment d’avoir réussi ma provisoire expatriation, que je n’étais plus la même, entre deux langues, sans appartenance, une solitude ouverte à un autre monde, ouverte au monde simplement.
Je m’étonne de n’avoir gardé aucun souvenir de la manière dont je suis revenue à Moscou, en bus sans doute puisque j’avais demandé un aller-retour туда и обратно. Mon ami russe à qui je devais de vrais progrès dans l’acquisition de la langue ne s’est pas étonné du fait que je n’ai pas attiré l’attention. Si on remarque un accent dans ta manière de parler alors on te prend pour une Lituanienne. À prendre comme un compliment.
En quelque sorte doublement étrangère donc de nulle part. Je ne savais rien de la Lituanie. Il ne me restait qu’à être moi-même entre plusieurs identités possibles.
Et l’identité n’était pas une mince affaire dans ce milieu où j’ai fini par comprendre, après coup, que le «renseignement» était une activité qui allait de soi. Mais c’était il y a longtemps, sans doute les choses ont-elles changé. J’avais pourtant été prévenue, les bonnes étaient des agentes du KGB, elles avaient un grade plus ou moins élevé selon le statut de la personne chez qui elles travaillaient. Française chez les Américains j’éveillai de suite la suspicion des Russes, Mr L qui parlait parfaitement français, était-il pour les Français un personnage à surveiller de près à cause de ses rapports avec les Africains francophones pour qu’une jeune femme aussi intelligente que moi soit placée chez lui? Valia fut remplacée par Ada qui quittait son poste chez l’attaché militaire. Elle me dit que nous pouvions travailler chacune de notre côté à notre guise, qu’elle n’interfèrerait pas dans mon travail. Cela allait de soi, elle le ménage, moi, les enfants. Elle était sympathique, ne manquait pas d’humour, j’avais plaisir à bavarder avec elle, nous nous entendions bien. Il m’a fallu tout un article, toute une page, dans un grand journal, hebdomadaire moscovite, dénonçant Mr L, je ne sais plus sous quel mot son activité avait été présentée, pour comprendre quel avait été son travail et de quel travail elle m’avait jugée capable, non coupable, ces choses allaient de soi.
J’en passe et des meilleures. Mais que cela suffise pour dire qu’une identité était une construction très fluctuante, en fonction des apparences et des personnes rencontrées, des langues parlées. Des mots, des mots, il n’était plus là question d’accent. Encore que mon accent british quand je parlais anglais n’était pas de nature à inspirer totalement confiance aux Américains.
Je me suis retrouvée coincée dans une identité solide du jour où, on était en 1965, j’ai déclaré, sans peser mes mots, avec la tranquille assurance de mes convictions, dans une soirée de jeunes filles au pair où se trouvaient des «marines», que les Américains, cela allait de soi, allaient perdre la guerre au Viet Nam. Dès le lendemain, concrètement, on me claquait les portes au nez, on me tournait le dos, des marines me filaient en voiture où que j’aille… j’étais devenue quelqu’un, cataloguée, claquemurée dans mes opinions, j’étais contre. Le début de l’exil. C’était à la fin de mon séjour et Mme L pour me rassurer – en avais-je besoin? – lors du voyage de retour m’a dit que son mari avait assuré aux autorités américaines que je l’avais aidé – j’insiste, sans le savoir! – dans son travail, et que je n’avais rien à craindre pour mon visa. Retour à la case départ!

Si! Vraiment! Bécassine me convient bien, parce que ce que je peux raconter maintenant elle l’a vécu en toute naïveté, cela ne la concernait pas! Enfermée sans même s’en rendre compte dans un tissu de non-dit , elle ne s’intéressait qu’aux églises à bulbes, découvrait les icônes et se passionnait pour Roublev, qu’aux musées si riches, aux paysages de Tolstoï, dans les rues des villes sur les traces de Pouchkine et Dostoievski qu’elle pouvait alors lire dans le texte. Et à son ami dont elle n’a jamais vraiment su qui il était. Il adorait Sinatra et la chanson française, aimait sa manière de parler russe.


  1. Syngué sabour signifie en persan «pierre de patience». En Iran on raconte que jadis existait une pierre magique à laquelle on peut se confier: «La pierre t’écoute, éponge tous tes mots, tes secrets, jusqu’à ce qu’un beau jour elle éclate. Et ce jour-là, tu es délivré de toutes tes souffrances, de toutes tes peines.» Titre du roman d’Atik Rahimi, Prix Goncourt 2008 et titre d’un roman de Sadegh Tchoubak (1916-1998), Sang e-sabour, pas encore traduit en français. L’expression est ici détournée mais donne matière à réflexion.

Auteure: Maryse Renard
Relecteur: Stéphane Fretz
Genre: texte
Mots-clés: langue, mots, régionalisme, Russie, Algérie

1 Commentaire

  1. lador

    magnifique