Que c’est triste un pays sans locomotive

par | 2 juin 2020 | Extraits

La sirène du ferry gronda, la côte parut à contrejour

L’échiquier multicolore des containers sur le port

Me fit penser à une miniature de Paul Klee

Le vaisseau manœuvra à l’approche des débarcadères

Sous la haie des regards pressés sur le pont

Familles et hommes seuls rentraient au pays

Le visage teinté d’une émotion légère

Ce pays que l’écrivain Jean Buhler portait en médaillon dans son cœur

Pour y avoir été reçu comme nulle part ailleurs

J’y allais voir comment les gens vivaient

Attiré par les légendes rhapsodiques

Glissées par Kadaré dans les plis des Dinarides

Beaucoup franchiraient les frontières suisses pour s’y établir

Jouer au foot, ouvrir des cafés, se faire tirer les oreilles

Sur la place grouillante  je cherchai le train

Reliant le front de mer à la capitale

Trente minutes de voyage juste pour ne pas avoir à dire:

Que c’est triste un pays sans locomotive!

Derrière les grilles, deux femmes à fichu époussetaient le quai

Des détritus jonchaient les rails, la végétation rampait le long des aciers

Un homme à barbe s’approcha avec une épaisse liasse dégoulinante de billets dans chaque main

Il me fit signe de monter dans le bus

C’était son domaine, la banque

Le chauffeur alluma le moteur, je pris place parmi les hommes seuls

Maigres et tannés, tenant leur baluchon sur les genoux

Pour le train, il faudrait revenir ou potasser l’histoire

Le lendemain je poussai la foulée au nord de la ville

Au-delà de la statue équestre de Skanderberg

Héros-bâtisseur, bouclier d’une Europe

Menacée par la foudre ottomane

Les petites nations ont toujours à se justifier

« Car leur existence est question », écrit Milan Kundera

Le pays caressait d’une main le démon de sa grandeur

Perdue – fixant le fanal de l’indépendance –

Pointant de l’autre ses terreurs:

Bunkers, geôles, poètes ekzekutuar

Il tournait le dos aux lueurs du grand soir

Personnifié au fronton du Musée national

Par la kalache dressée d’une paysanne

L’esplanade attestait des luttes

L’aigle bicéphale veillait – vieil étendard

Le gris d’alors se parait de fleurs aux abords

Et de cette place jadis martelée par les chars

Surgissaient des gerbes d’eau entre lesquelles

Batifolaient les enfants du nouveau monde

Il n’était pas rare d’apercevoir

Accroupie dans les taillis d’un square

Une gitane l’œil planté dans le marcheur

Au carrefour, ses petits en haillons

Serpentaient entre les berlines, drapés

Dans une aura de malice impériale

Qui les rendait intouchables

Le feu passait au vert: l’un d’eux avait bondi

Sur le capot d’une décapotable

Secouant ses maigres gambettes

Tirant des grimaces à la face du conducteur

Des klaxons fusaient, la colonne s’impatientait

Feu rouge: le bataillon se volatilisait tel un essaim de mouches

Non sans éveiller le rire des éboueurs

Coulé dans un bronze conchié par les pigeons

Zog 1er, dernier roi des Albanais, marquait une limite au nord

Le tissu des avenues et des blocs s’arrêtait net

La ville se façonnait un avenir dans le silence retrouvé

D’un monument d’asphalte inachevé

Voies de bus, taxis, cycles, piétons

Longeaient une allée de sycomores

Bientôt les flux s’y déverseraient

Mais pour l’heure, pas un bruit de moteur

Et de part et d’autre de cette artère large comme un paquebot

De vastes friches où s’amoncelaient les débris d’un chantier dont le point de fuite

Se confondait avec le spectre lointain d’une banlieue

Je marchais comme anesthésié par un mirage

Bientôt dépassé par un enfant du soleil

Il poussait torse nu un couffin chargé d’un baril

Plus loin un berger faisait paître son troupeau

Attirant à sa suite une chienne et des poules

Puis apparut à mi-chemin des premiers contreforts

Celle que j’avais espérée en débarquant

Avec ses deux séries de roues, son essieu rouge

Une chaudière cylindrique épinglée d’un trio de phares

Elle trônait sur une portion de rails bordée de gazon

Ceinte d’un enclos, ripolinée comme une pièce de musée

Réveillant des voyages et des jets de vapeur

Désormais réduite – ainsi que la baleine de Béla Tarr

Dans Les Harmonies Werckmeister

Aux plaisirs de foire et à la mélancolie

Comme Janos je fis le tour du monstre

Ebahi par la puissante carcasse alanguie

Modèle polonais Tkt48 ainsi que stipulait

Une plaquette en laiton fixée par les amateurs du club Hemingway

Ainsi donc, en ce pays que l’Occident disait descendre du Père Ubu

Des chemins de fer sans trains couraient à travers champs

Et des locomotives attendaient, muettes, là où

Jadis bruissaient des quais de gare

Ma découverte appelait un commentaire

Le soir, sur le perron de la pension

Le patron racontait avec un air de vieux briscard

Rompu aux amarres que l’on jette pour se refaire

Il connaissait la mer, la rengaine des frontières

La discrétion imposée dans une langue étrangère

Marchand de vins à Clermont-Ferrand puis à Toulouse

Il posait les syllabes en caméléon des idiomes

Frayant avec agilité dans le discours que voici:

«L’Albanie est un pays hautement comique

C’est-à-dire parfaitement tragique

Comme tous les pays façonnés par la paranoïa

Quand j’y reviens c’est pour les vacances

Alors j’ai le temps d’observer, de parler

Je catalyse – peut-on dire cela? Tenez:

Notre langue est aussi ancienne que le grec

Mais sur le marché mondial elle ne vaut rien

Qui voudrait l’apprendre?

Ici la civilisation a enfoui des trésors

Mais le passé ne nous est d’aucun secours

Car nous avons désappris à le lire

Les rêves de conquête, c’est fini – il faut s’appartenir

Notre pays, comme le vôtre, est un réservoir fluvial

Pourtant nous, nous buvons l’eau en bouteille

Avez-vous longé la Lana? Un vulgaire canal souillé

Remontez nos plaines alluviales

C’est magnifique et pourtant quelle saleté!

Nous ne valorisons rien et importons tout

Comme la démocratie, faire-valoir électoral

Personne ici ne croit à la distinction entre gauche et droite

Le changement est une illusion

Puisque ceux qui le prônent par alternance

Appartiennent à la même famille politique

Mais passons! Qui bâtit une nation?

La jeunesse, dit-on, et que fait notre jeunesse?

Elle dépense son temps dans les bars de paris

Vous avez vu? Bet bar par ci, bet bar par là

C’est une maladie sociale et un immense gâchis

Et quand elle ne parie pas, elle s’en va

Chez vous, en Allemagne, jouer au football

Shaqiri vous connaissez? Ah ah ah!

L’Albanie détient le triste record du taux d’émigration

Après l’Afghanistan et la Syrie, pas mal non?

Bientôt il ne restera que de vieux joueurs de cartes

J’ai moi-même pris la mer en 1991

Je faisais partie des premiers boat people aidés par l’Europe

Et savez-vous qui nous a traités de traîtres quand nous sommes partis?

Vous m’avez dit aimer les livres, ça vous intéressera

Celui-là même que l’on promeut comme le grand écrivain national

Ismaël Kadaré, oui, oui, un lécheur de bottes plutôt raffiné

Qui a su concilier son indépendance, la critique feutrée du pouvoir

Et assez de précaution pour éviter les ennuis

Pour conclure, que nous reste-t-il pour envisager l’avenir?

Le tourisme certes, vous évoquiez le Père Ubu à propos du chemin de fer

Et bien assumons cette filiation!

Les Berlinois ont su exploiter l’image d’un ours pour se rendre sympathiques

Alors un vieux grognard de glouton, ça pourrait faire l’affaire non?

Vous reprenez un verre?»


Auteur: Maxime Maillard
Éditeur: Éditions d’autre part
Relecteur: Julien Gabet
Genre: extrait
Mots clé: Albanie, traversée, émigration, chemins de fer

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