La sirène du ferry gronda, la côte parut à contrejour
L’échiquier multicolore des containers sur le port
Me fit penser à une miniature de Paul Klee
Le vaisseau manœuvra à l’approche des débarcadères
Sous la haie des regards pressés sur le pont
Familles et hommes seuls rentraient au pays
Le visage teinté d’une émotion légère
Ce pays que l’écrivain Jean Buhler portait en médaillon dans son cœur
Pour y avoir été reçu comme nulle part ailleurs
J’y allais voir comment les gens vivaient
Attiré par les légendes rhapsodiques
Glissées par Kadaré dans les plis des Dinarides
Beaucoup franchiraient les frontières suisses pour s’y établir
Jouer au foot, ouvrir des cafés, se faire tirer les oreilles
Sur la place grouillante je cherchai le train
Reliant le front de mer à la capitale
Trente minutes de voyage juste pour ne pas avoir à dire:
Que c’est triste un pays sans locomotive!
Derrière les grilles, deux femmes à fichu époussetaient le quai
Des détritus jonchaient les rails, la végétation rampait le long des aciers
Un homme à barbe s’approcha avec une épaisse liasse dégoulinante de billets dans chaque main
Il me fit signe de monter dans le bus
C’était son domaine, la banque
Le chauffeur alluma le moteur, je pris place parmi les hommes seuls
Maigres et tannés, tenant leur baluchon sur les genoux
Pour le train, il faudrait revenir ou potasser l’histoire
Le lendemain je poussai la foulée au nord de la ville
Au-delà de la statue équestre de Skanderberg
Héros-bâtisseur, bouclier d’une Europe
Menacée par la foudre ottomane
Les petites nations ont toujours à se justifier
« Car leur existence est question », écrit Milan Kundera
Le pays caressait d’une main le démon de sa grandeur
Perdue – fixant le fanal de l’indépendance –
Pointant de l’autre ses terreurs:
Bunkers, geôles, poètes ekzekutuar
Il tournait le dos aux lueurs du grand soir
Personnifié au fronton du Musée national
Par la kalache dressée d’une paysanne
L’esplanade attestait des luttes
L’aigle bicéphale veillait – vieil étendard
Le gris d’alors se parait de fleurs aux abords
Et de cette place jadis martelée par les chars
Surgissaient des gerbes d’eau entre lesquelles
Batifolaient les enfants du nouveau monde
Il n’était pas rare d’apercevoir
Accroupie dans les taillis d’un square
Une gitane l’œil planté dans le marcheur
Au carrefour, ses petits en haillons
Serpentaient entre les berlines, drapés
Dans une aura de malice impériale
Qui les rendait intouchables
Le feu passait au vert: l’un d’eux avait bondi
Sur le capot d’une décapotable
Secouant ses maigres gambettes
Tirant des grimaces à la face du conducteur
Des klaxons fusaient, la colonne s’impatientait
Feu rouge: le bataillon se volatilisait tel un essaim de mouches
Non sans éveiller le rire des éboueurs
Coulé dans un bronze conchié par les pigeons
Zog 1er, dernier roi des Albanais, marquait une limite au nord
Le tissu des avenues et des blocs s’arrêtait net
La ville se façonnait un avenir dans le silence retrouvé
D’un monument d’asphalte inachevé
Voies de bus, taxis, cycles, piétons
Longeaient une allée de sycomores
Bientôt les flux s’y déverseraient
Mais pour l’heure, pas un bruit de moteur
Et de part et d’autre de cette artère large comme un paquebot
De vastes friches où s’amoncelaient les débris d’un chantier dont le point de fuite
Se confondait avec le spectre lointain d’une banlieue
Je marchais comme anesthésié par un mirage
Bientôt dépassé par un enfant du soleil
Il poussait torse nu un couffin chargé d’un baril
Plus loin un berger faisait paître son troupeau
Attirant à sa suite une chienne et des poules
Puis apparut à mi-chemin des premiers contreforts
Celle que j’avais espérée en débarquant
Avec ses deux séries de roues, son essieu rouge
Une chaudière cylindrique épinglée d’un trio de phares
Elle trônait sur une portion de rails bordée de gazon
Ceinte d’un enclos, ripolinée comme une pièce de musée
Réveillant des voyages et des jets de vapeur
Désormais réduite – ainsi que la baleine de Béla Tarr
Dans Les Harmonies Werckmeister –
Aux plaisirs de foire et à la mélancolie
Comme Janos je fis le tour du monstre
Ebahi par la puissante carcasse alanguie
Modèle polonais Tkt48 ainsi que stipulait
Une plaquette en laiton fixée par les amateurs du club Hemingway
Ainsi donc, en ce pays que l’Occident disait descendre du Père Ubu
Des chemins de fer sans trains couraient à travers champs
Et des locomotives attendaient, muettes, là où
Jadis bruissaient des quais de gare
Ma découverte appelait un commentaire
Le soir, sur le perron de la pension
Le patron racontait avec un air de vieux briscard
Rompu aux amarres que l’on jette pour se refaire
Il connaissait la mer, la rengaine des frontières
La discrétion imposée dans une langue étrangère
Marchand de vins à Clermont-Ferrand puis à Toulouse
Il posait les syllabes en caméléon des idiomes
Frayant avec agilité dans le discours que voici:
«L’Albanie est un pays hautement comique
C’est-à-dire parfaitement tragique
Comme tous les pays façonnés par la paranoïa
Quand j’y reviens c’est pour les vacances
Alors j’ai le temps d’observer, de parler
Je catalyse – peut-on dire cela? Tenez:
Notre langue est aussi ancienne que le grec
Mais sur le marché mondial elle ne vaut rien
Qui voudrait l’apprendre?
Ici la civilisation a enfoui des trésors
Mais le passé ne nous est d’aucun secours
Car nous avons désappris à le lire
Les rêves de conquête, c’est fini – il faut s’appartenir
Notre pays, comme le vôtre, est un réservoir fluvial
Pourtant nous, nous buvons l’eau en bouteille
Avez-vous longé la Lana? Un vulgaire canal souillé
Remontez nos plaines alluviales
C’est magnifique et pourtant quelle saleté!
Nous ne valorisons rien et importons tout
Comme la démocratie, faire-valoir électoral
Personne ici ne croit à la distinction entre gauche et droite
Le changement est une illusion
Puisque ceux qui le prônent par alternance
Appartiennent à la même famille politique
Mais passons! Qui bâtit une nation?
La jeunesse, dit-on, et que fait notre jeunesse?
Elle dépense son temps dans les bars de paris
Vous avez vu? Bet bar par ci, bet bar par là
C’est une maladie sociale et un immense gâchis
Et quand elle ne parie pas, elle s’en va
Chez vous, en Allemagne, jouer au football
Shaqiri vous connaissez? Ah ah ah!
L’Albanie détient le triste record du taux d’émigration
Après l’Afghanistan et la Syrie, pas mal non?
Bientôt il ne restera que de vieux joueurs de cartes
J’ai moi-même pris la mer en 1991
Je faisais partie des premiers boat people aidés par l’Europe
Et savez-vous qui nous a traités de traîtres quand nous sommes partis?
Vous m’avez dit aimer les livres, ça vous intéressera
Celui-là même que l’on promeut comme le grand écrivain national
Ismaël Kadaré, oui, oui, un lécheur de bottes plutôt raffiné
Qui a su concilier son indépendance, la critique feutrée du pouvoir
Et assez de précaution pour éviter les ennuis
Pour conclure, que nous reste-t-il pour envisager l’avenir?
Le tourisme certes, vous évoquiez le Père Ubu à propos du chemin de fer
Et bien assumons cette filiation!
Les Berlinois ont su exploiter l’image d’un ours pour se rendre sympathiques
Alors un vieux grognard de glouton, ça pourrait faire l’affaire non?
Vous reprenez un verre?»
Auteur: Maxime Maillard
Éditeur: Éditions d’autre part
Relecteur: Julien Gabet
Genre: extrait
Mots clé: Albanie, traversée, émigration, chemins de fer
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