Épidémiques I. À temps pour la duchesse

par | 18 juin 2020 | Extraits

Aux premières atteintes du mal, Marguerite, Jacob, la Duchesse, et monsieur Thermidor se mirent en route. Ils tournèrent au coin d’une rue, en descendirent une autre, qui était plus étroite. Il y eut un long boulevard, planté d’arbres nus. La voiture de monsieur Thermidor était là. Sur le trottoir, une bête qui était sans doute un teckel, ou un terrier ratier, et qui se nommait Jack Russell, dégustait avec science une immondice flairée sur le trottoir, ouvrant et refermant, sur un rythme rapide, sa gueule pointue, jouissant d’un bonheur simple. Quand la duchesse le glissa dans sa manche, il poussa un glapissement bref.

Sous le capot de fer, 120 chevaux-vapeur hennirent à perdre haleine, et la voiture se lança en pétaradant par les rues aux rares badauds. On laissa la rue de la paix, la rue des francs-bourgeois, la rue Lanterne, la rue Gentil, la rue des petits pains de savon. On laissa le Marais derrière soi, là où, parmi les terrasses désertes, traînaient de tièdes lambeaux de crépuscule.

Arrivé au château de Vincennes, on n’entra pas dans le bois tout de suite. De la voiture de monsieur Thermidor, on abandonna, renversée sur ses portières, la carcasse brûlante, et, pendant un temps, on longea les lignes du RER, qui faisaient comme un fleuve creux, parcouru de courants invisibles. De ce fin agencement de fils, de câbles et de gaines provenait par moments un tintement qui était semblable à celui d’une harpe.

Il y eut une promenade plantée de cerisiers en fleurs. Les paroles d’une chanson que Marguerite se croyait seule à connaître s’étaient égarées sur les lèvres de Jacob, à qui peut-être elle les avait enseignées. La voie charnue, fêlée, physique, touchant les notes l’une après l’autre, lui fit trouver comme une saveur à l’air qu’elle respirait, cet air déjà épais, plein des approches du printemps, et d’une autre anticipation lourde. S’étant tu, Jacob leva un bras en l’air, pour saisir une ramille de cerisier, et la porter à ses narines. Marguerite voulut engranger quelque part cette posture de Jacob, cette élongation pure tant que le soleil l’éclairait encore. C’est de Jacob que Marguerite était amoureuse.

À tous les quatre, il leur fallait partir.

Même au temps des santés, Jacob avait coutume d’éternuer au soleil. Dans le trouble, il fallait craindre le pire.

La Duchesse connaissait le trouble. N’avait-elle pas connu, plusieurs fois déjà, des douleurs et des inquiétudes, des inquiétudes mêlées de douleurs qui l’avaient tenue éveillée des nuits entières?

Monsieur Thermidor, s’il n’avait été chassé de Paris par le virus, en eût été chassé par ses turpitudes connues.

Marguerite, quant à elle, était parfaitement saine. Mais à l’idée du mal qui fermentait, dans ce temps de presque chaleur, alors que les huîtres déjà crevaient sur les balcons, elle avait senti que la poussait au loin le vent du départ. Et justement Jacob, la Duchesse et monsieur Thermidor passaient sous ses fenêtres.

À l’orée du bois, il y avait déjà des citadins dans les branches, émerveillés de tant d’espace. Avec émerveillement, ils nommaient une branche une chambre. Une feuille restée sur cette branche était un lit, une feuille naissante, un papier peint de standing. Tandis que Marguerite, Jacob, la Duchesse, et monsieur Thermidor progressaient sur le sentier, les canopées du bois, d’ordinaire silencieuses, bruissaient de mille bruits.On disait «beaux volumes», on disait «fait à neuf». Partout tintinnabulaient les prospérités immobilières du feuillage à peine bourgeonnant. Car les troncs des grands chênes faisaient des trumeaux superbes et solennels. Car il y avait, au départ des branches maîtresses, des salons de prestige. Toilettes de fière allure et cuisines aménagées étaient monnaie courante. Des branches les plus hautes parvenaient les «vue dégagée», «puits de lumière». «Bien situé», disait-on, parce qu’un peu plus bas, un blaireau avait creusé. On disait aussi les consignes ténébreuses: «Prenez l’espace!», «Dispersez-vous!».

Comme les ténèbres et le froid saisissaient cette toiture auguste et fourmillante, récemment aménagée, quatre silhouettes en contrebas s’enfonçaient dans la forêt profonde. Comme Jacob avait froid, Marguerite vint lui prendre les épaules, dans un pan de son propre manteau. Il répondit par des rillons et des risettes, par des petites agaceries, auxquelles il fut répondu. Le petit teckel Jack Russell, depuis la manche où il s’était lové, émit un jappement aigu. La duchesse haussa ses épaules de souveraine indulgence. Monsieur Thermidor eut, sous son nez martelé et sa moustache copieuse, une moue impénétrable. Les deux amants ne les rejoignirent qu’après s’être oubliés, sur le bord du chemin, dans un baiser profond.

La duchesse possédait, au cœur de la forêt, un pavillon de banlieue. Monsieur Thermidor en avait acquis des parts. C’est là qu’on alluma la lumière dans les chambres, au cœur du bois profond. De la liquide ombrée sous les arbres, celle qui reflétait le noir sans fin du ciel, provenait le râle d’un joggeur succombé. Sous les fenêtres de Marguerite, une trottinette électrique, renversée sur le côté, sa roulette motrice en l’air, rugissait éperdument dans la nuit.

Titre: À temps pour la duchesse
Auteur: Antoine Villard
Relecteur: Julien Gabet

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