Sans eau (2)

par | 28 avril 2020 | Images, Textes

Je téléphone à ma mère. T’as pas un pot de fleur vide de plus de 30 cm de diamètre?
Ok, super, ça pourrait intéresser Matthias. Je te téléphone plus tard.

Coucou c’est moi. Mes parents ont un pot de 35 cm de diamètre.
En vélo? Non, tu n’y penses pas c’est trop lourd, on va le chercher avec la voiture.
Pas tout de suite, baby, je suis au bord de l’Arve. Il y a tellement de monde. C’est comme une plage au bord de la mer. Personne n’est confiné. Les enfants font des châteaux de sable.
Ah bon, et toi tu fais quoi là-bas? Tu récoltes du virus?
Non, je filme, baby.
Ok, quand je suis dans la voiture je t’appelle et je passe te chercher.

Il est bientôt dix-huit heures et tout devient calme.
Comme je n’entends plus les travaux, je tire la chasse. L’eau est revenue.
La vaisselle prend un peu plus de temps que d’habitude. Le reste de l’œuf au plat a séché sur les ustensiles, l’assiette et la poêle.

Je descends en bas de chez moi, les clés de la voiture dans la poche. Je croise la voisine du troisième qui revient du travail. Elle me raconte que les chantiers vont rouvrir avec des surveillants bénévoles. Tu te rends compte! Je repense à l’article sur le Japon et à Koichi.
À Genève aussi, on veut que ça redémarre, malgré tout.
Céline n’a aucune envie de recommencer à travailler. J’ai besoin de vacances, de partir.
J’avais prévu d’aller visiter mon nouvel amoureux dans le sud de la France. Encore un mois d’attente.

Matthias m’appelle parce que je suis en retard. Lorsque je me rapproche de son immeuble, je le vois en bas de chez lui avec la table de massage pliante que Tabata nous avait prêtée et finalement donnée. Il désire la transporter à notre atelier pour la transformer en un travail artistique. Il flanque ça sur le siège arrière et prend place à l’avant. Je démarre.

Tu passes par où? Tu as un nouveau parcours pour aller à l’atelier. Mais pas du tout, je vais d’abord chez mes parents. Ah bon? Mais ce n’est pas logique. Et bien pour moi si. Depuis l’atelier, il suffit de prendre la voie directe pour se retrouver à la campagne. Faire un tour, voir des espaces et pas seulement un écran et des murs. Et chez tes parents, je reste en bas, dans la rue? Je ne sais pas, j’appelle quand on y est. Hello, voilà on est là, on monte? Le pot attend devant l’entrée. Je sonne. Tout le monde garde ses distances.
On pénètre quand même dans le hall mais en ne refermant pas la porte derrière nous. Comme si c’était une manière de laisser le virus potentiel en dehors de ça. On repart assez vite avec une petite pelle pour chercher un peu de terre.
Je reprends le volant et Matthias commence à me parler. Tes parents s’ennuient, ça me fait de la peine. Oui, depuis deux-trois jours, j’ai le sentiment que ça devient aussi un peu pénible pour eux.

En quelques minutes, puisqu’il n’y a pas de circulation, nous accédons à la grande porte de garage où se trouvent une cinquantaine d’ateliers pour artistes, tous en sous-sol. Matthias actionne le mécanisme d’ouverture et je roule encore un peu avant de couper le moteur. Cette fois, on ne croise personne. C’est étrange parce que ça doit vraiment être le dernier endroit pour choper ce virus. Chacun dépose des choses rapidement et nous repartons en direction de la campagne. Il y a un peu plus de voitures que l’autre jour lorsque nous étions partis à vélo. On sent fortement l’odeur dégagée par les véhicules, c’est désagréable. On s’est vite habitués à de l’air plus pur ou presque.

Tu sais où tu vas?
Oui, plus ou moins. Aire-la-ville, Russin, je ne sais pas.
Ah oui, Russin, c’est une bonne idée.
Tu sais comment on y va?
Oui, plus ou moins.

Il faut qu’on s’arrête maintenant, ici par exemple, la nuit est en train de tomber!
Ok. Je tourne d’un coup sec dans un petit chemin agricole et manque de ficher la voiture dans une bouche d’égout dont la grille n’était pas refermée.
dans une bouche d’égout dont la grille n’était pas refermée.
Matthias reprend le volant et s’arrête 50 mètres plus loin, au bord de la route. Il sort de la voiture et filme pour enregistrer un coucou au loin. J’écoute son chant tout en fixant du regard le Jura en direction du Reculet. De cet endroit, j’ai l’impression de pouvoir toucher le relief, attraper la grande croix qui se dessine depuis là. Je parcours la promenade de l’été dernier en cherchant le tracé. Je me repasse les étapes, les paysages, le panorama, les fleurs. Effet de perspective, il me semble toujours que le Reculet domine le Crêt de la Neige alors qu’en réalité, c’est le contraire pour trois petits centimètres seulement. Je me demande si cet été, nous pourrons à nouveau le gravir et cette fois-ci en passant par le Crêt de la Neige.

Quand est-ce que les frontières vont rouvrir?

En plus du chant du coucou c’est maintenant le tambourinage d’un pic-épeiche contre un arbre qui se fait entendre. Je pense au woodpecker d’Amar. Lui et sa femme Bénédicte sont partis de Genève et ont préféré le confinement total en France, dans leur maison de campagne où tout est en fleur et où les oiseaux chantent, où l’esprit poétise. Cette situation a mis rapidement
en exergue les différents niveaux de vie sociale et économique. Je pense à Woody, le malicieux pic de mon enfance, sa mèche rouge et sa grande gueule pour échapper à d’autres pensées plus déprimantes.

La nuit tombe. Nous décidons de partir. Matthias tient dans la main un sachet plastique remplis d’un peu de terre.

Sur le chemin du retour, je laisse le volant et me contente d’indiquer la route.
Tu préfères les endives au jambon ou des brochettes d’agneau? Je ne sais pas. Des endives, c’est plus rapide non? Oui, c’est plus rapide. Il s’arrête en bas de chez lui et je vais parquer la voiture.

Les endives sont déjà en train de blanchir lorsque j’accède à la cuisine. Le paquet de jambon est sur la table. Il l’ouvre alors que je commence à éplucher les pommes de terre. Et là, le temps s’arrête. Qu’est-ce qui se passe, pourquoi tu tires cette tête? Il n’y a plus que cinq tranches de jambon dans le paquet! Tu te rends compte? Il y en a toujours eu six. C’est la première fois que ça arrive, on va faire quoi? Facile, toi et Alexis vous mangerez deux endives avec jambon et moi une, ça me va.
Salut Alexis, ça va? Ouais, ça va. Tu t’emmerdes? Demain on en saura un peu plus à la conférence de presse. Quand est-ce que les bars vont rouvrir? Je n’en peux plus et mes potes n’ont plus, ils n’en peuvent plus. On a besoin de parler, enfin surtout de se voir. Et t’as fait quoi aujourd’hui? Je me suis levé à seize heures parce que je suis rentré à 7h du mat de chez Robin. Lui et sa copine sont restés un mois sans rencontrer personne. C’est bien mais ça ne rend pas la conversation plus passionnante. Tout tourne en rond autour du virus et puis ça s’épuise. Alors Alexis se lève et dit merci, c’était très bon, mais je suis en ligne avec l’Italie, il faut que j’y retourne. Bon, moi aussi je vais retourner chez moi. Je reprends le sac qui a servi à transporter le pot. Si tu veux. D’ailleurs, j’ai vu un ver dans le sac de terre. D’une certaine manière, lui aussi va devenir un confiné mais dans un pot de 35 cm de diamètre.

Auteure: Pascale Favre
Éditeur: art&fiction
Relecteur: Christian Pellet
Genre: Texte, images
Mots clé: famille, montagne, circulation, endives, confinement

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