Les livres n’ont pas de date de péremption. Appel des éditeurs

par | 15 mai 2020 | Tribune

Des éditeurs et des libraires mettent leurs noms en bas d’un projet commun pour la première fois depuis la pétition en faveur du prix unique du livre en 1977, signée par 572 libraires et 21 éditeurs: l’idée, redonner du sens à leurs métiers écrasés par le nombre et le rythme des nouveautés. Les acteurs de la chaîne du livre font souvent entendre dans leur coin des revendications légitimes, mais qui témoignent aussi d’une méconnaissance du travail et des contraintes des autres maillons… Soit la chaîne du livre tiendra ensemble, soit elle ne tiendra pas. L’originalité de ces textes écrits en parallèle est qu’ils se terminent par des conclusions et des propositions identiques. Ces textes interrogent plus particulièrement le rôle du traditionnel système d’office et de retours illimités dans la diffusion-distribution et son impact sur l’écologie du livre. Cette initiative doit à l’instar des Cabinets fantômes anglo-saxons, déboucher sur des groupes de travail croisés libraires-éditeurs destinés à nourrir de propositions concrètes une plateforme interprofessionnelle au long cours.

Appel des éditeurs

Comment repenser la durée de vie du livre, et nos manières de consommer? Comment arrêter de subir une hyper production? En remettant nos choix au centre du jeu. En se donnant le temps de faire ces choix.

«On est en enfer, voir tous ces livres vivre et mourir presque simultanément…  Le système a dérapé il y a longtemps et fait beaucoup de mal à tout le monde.» Ainsi s’exprimait l’un de nous récemment sur France Inter à propos du marché du livre. La réouverture des librairies, dans lesquelles va s’engouffrer une production lissée mais pléthorique, annonce un «enfer» pour toutes les professions du livre. Un enfer prévisible car constitutif du marché. L’économie du livre est aujourd’hui écrasée par la nouveauté et sa péremption. Trop de livres imprimés en trop grand nombre et retournés trop souvent… L’essence de nos métiers: choisir un manuscrit, choisir un livre, les faire grandir, les accompagner, est mise à mal: faute de pouvoir travailler dans le long terme.

Conçu à l’époque archaïque où la France produisait quelques milliers de livres, pour permettre à des détaillants de province de ne pas manquer les meilleures ventes, le système d’office qui structure totalement le marché du livre aujourd’hui n’a pas été prévu pour gérer 50 000 nouvelles parutions chaque année. Tel quel, centré sur la nouveauté au détriment des catalogues de fonds, sans ajustement depuis la loi Lang sur le prix unique du livre (1981), il produit une violente crise de sens. C’est devenu banal de le répéter, l’avenir d’un titre se joue souvent en quelques semaines, avec à la clef des retours massifs d’invendus (un exemplaire sur quatre finit à la benne – un invendu sur deux). Chair à pilon.

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le phénomène ne touche pas que les gros distributeurs comme Hachette, et il serait dommage d’attendre de nouvelles concentrations pour s’en rendre compte. Comment laisser le temps à un auteur d’arriver à son deuxième ou troisième livre si l’éditeur, le diffuseur et le libraire qui le soutiennent sont à ce point noyés sous le nombre? Et si l’on essayait de favoriser la création de valeur, à chacun des points du système, plutôt que sa destruction? Les libraires ne sont-ils pas plus doués pour faire venir du monde dans leurs librairies que pour faire des cartons d’invendus? Sachons dire non à cette logique. Ni office ni pilon ne devraient être des lois naturelles du livre.

Le commerce du livre est malade, il métastase de la nouveauté à n’en plus finir. S’il veut se réinventer, le maître mot de cette sortie de crise, celui qui s’adresse à chaque acteur de la chaîne, est celui de «choix». Mieux informer les libraires. Mieux les associer au succès des livres auxquels ils ont œuvré. Mieux rémunérer la prise de risque des uns et des autres.

Dans la lancée du collectif Édition indépendante, qui a appelé en avril à des États Généraux de l’édition francophones, le collectif de réflexion qui signe ces lignes propose de commencer à travailler sur quatre chantiers. Quatre chantiers qui déboucheront bientôt sur des ateliers croisés avec des libraires et ont vocation à devenir le point de départ d’une plate-forme collaborative au long cours avec l’ensemble des partenaires de notre filière: auteurs, éditeurs, libraires, free lance, diffuseurs et représentants, distributeurs, journalistes.

Qu’à l’heure de la reprise chacun, chacune, sache qui il et elles veulent voir prospérer, influer, et contribuer à dessiner le monde du livre dans les vingt années qui viennent.

Édition année zéro, éditeurs de création en littérature, jeunesse, pratique, théâtre ou sciences humaines: L’Arche, La Baconnière, Emmanuelle Collas, Les Forges de Vulcain, Les Fourmis rouges, Hélice Hélas, Hors d’atteinte, MeMo, Monsieur Toussaint Louverture, Nouriturfu, Le nouvel Attila, L’Ogre, les éditions du Typhon, La Ville brûle. Ainsi que les éditions 2024, Alma, L’Antilope, Arnaud Bizalion, Asphalte, Atrabile, Le Bec en l’air, Gaëlle Bohé (fondatrice de Hors Concours et directrice de la Fontaine aux livres), BSN Press, Collectif Edition indépendante (Anamosa, Le Sonneur, L’œil d’or, Les Caractères masqués, Invenit, La Contre-Allée, Anacharsis), Courtes et longues, D’Autre part, Elyzad, en bas, L’Epure, FRMK, Georg, Héros-Limite, Les Impressions nouvelles, La Joie de lire, Labor et Fidès, Laurence Viallet, Macula, Timour Muhidine (directeur de la collection Lettres turques), Nous, Le Passage, Quidam, Lilas Seewald, Editions des Syrtes, Tristram, Xavier Barral et Zones sensibles.


NOUS, ÉDITEURS ET LIBRAIRES, CONSTATONS:

  • La prégnance des défis environnementaux appelle à une réflexion sur le rythme des sorties, à une refonte du système des mises en place et des retours à même de limiter le pilon, et à la recherche d’outils de distribution plus durables. Cela exige d’œuvrer pour une écologie du livre. Mesure proposée: une taxe sur le pilon, destinée à un fonds de rémunération des auteurs en dédicace.
  • La chaîne du livre exige une proximité retrouvée entre ses différents acteurs: partenariats librairies / éditeurs pour mieux rémunérer la mise en valeur des fonds d’éditeurs, transparence entre éditeurs et auteurs, et réflexion sur la fidélisation des clients par de nouvelles formes de gratification. Mesures proposées: des offices réguliers réservés aux fonds, et plus seulement aux nouveautés ; suppression du rabais de 5 à 9% aux particuliers et aux collectivités qui affaiblit le message du prix unique.
  • Le développement des industriels de la vente en ligne oblige à une réflexion sur leur contribution au financement de la chaîne, et plus globalement, d’une société dont ils veulent utiliser les dispositifs sans participer à leur financement. Mesure proposée: un tarif postal unique pour le livre.
  • La concentration impose une redéfinition du partage de la valeur ajoutée1 dans la chaîne, tout en évitant que les économies d’échelle réalisées le soient au détriment des coûts et de la qualité de la distribution (délais, partage des frais, équité entre les différents réseaux de vente de livres). Mesure proposée: le respect d’un taux de remise minimal pour les libraires
  1. Cette redéfinition devra sans doute s’accompagner d’une réflexion sur le juste prix du livre et son évolution. Le prix relatif du livre ne cesse en effet de baisser depuis les années 2000.

Titre: Pas de date de péremption pour le livre
Auteur: Édition année zéro (Collectif)
Genre: Tribune, Parue dans Le Monde le 14 mai 2020
Mots clé: édition, livre, indépendance, confinement, déconfinement, projet

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