Quand la poétesse se tait

par | 27 mars 2020 | Textes | 0 commentaires

À l’heure où tout semble aller à vau-l’eau et où les malheurs qui depuis longtemps affligent les pays pauvres de la planète, semblent déborder un peu sur l’Occident, on aimerait pouvoir composer un message de réconfort de cinq milles caractères, espaces compris. Comment s’y prendre? Le plus simple, le plus court, c’est-à-dire aujourd’hui le plus conforme, serait le message qui recommanderait sans réserves le credo suivant: je crois en la technologie toute puissante seule capable de veiller à la santé, à l’éducation et au bien-être économique des populations; je crois en la libre entreprise comme seul moyen de créer des richesses destinées à tous; je crois en l’ordre étatique comme seul moyen de nous sauver des faiblesses humaines, du terrorisme, des violences urbaines, de la désobéissance civile et des pandémies; je crois au développement durable, et en particulier en la transition énergétique avec ses éoliennes, ses panneaux solaires, ses barrages, ses LED, ses voitures électriques, sous la sage conduite du marché libéralisé de l’électricité qui finira par sauver la planète du réchauffement climatique; je crois en la nécessité de surveiller, vérifier et contrôler les échanges énergétiques et commerciaux, de localiser les humains partout où ils se trouvent, de suivre leur état de santé, et de détecter et d’enregistrer par tous les moyens les désirs, les négligences, les mauvaises pensées de nos frères et sœurs pour les inciter à bien se conduire.

Si la foi en ce credo ne se révélait pas suffisante pour déplacer des montagnes, ou si des sceptiques subsistaient en nombre appréciable, l’on pourrait alors chercher des sources d’inspiration dans les textes sacrés plus anciens.
Que l’on se remémore d’abord, dans les Saintes Écritures, les premiers chapitres de l’Exode relatant les sept plaies qui s’abattirent sur l’Egypte: sauterelles, grenouilles, poux, épidémie de pustules etc. Le schéma rhétorique est simple et efficace: l’on place les bons d’un côté et les mauvais de l’autre; comme dans une série B, les premiers sont toujours récompensés et les seconds toujours punis. Soyez donc du bon côté!

Mais il y a plus ancien encore. À Babylone, sous le règne du quatrième successeur d’Hammurabi, entre 1646 et 1626, un copiste diligent a retranscrit la plus ancienne «Genèse» connue: Le poème d’Atrahsîs ou du Supersage. Il est à peine exagéré d’affirmer qu’en 1245 lignes, ce poème propose une première réponse à la plupart des questions soulevées par les acteurs de notre époque troublée. Ce texte nous parvient dans une traduction française de Jean Bottéro1. En voici un résumé agrémenté de quelques citations.

Avant la création de l’homme, les dieux étaient divisés en deux classes: les managers ou Annunaku comme par exemple Anu, Enlil, Enki et la déesse Ea, et les petits dieux destinés aux besognes plus modestes, les Igugu. Ces derniers avaient déjà travaillé pendant plus de 2500 ans pour entasser les montagnes et creuser les vallées lorsqu’ils en eurent un peu marre; l’un des leurs, un dieu meneur, se mit alors à prêcher la révolte jusqu’à déclencher une grève.

Les dieux ouïrent son appel

Et brûlèrent leur outillage,

Jetèrent au feu leurs houes,

Et leurs hottes dans les flammes.

Après une négociation difficile où les dieux managers voudraient vouer au châtiment suprême les meneurs de la grève, la déesse Ea propose un plan de médiation et de salut: les travaux pénibles seront désormais assurés par une nouvelle créature, l’homme, esclave des dieux.

Puisque Bêlet-ilî, la Matrice, est ici

Qu’elle fabrique un prototype d’homme.

C’est lui qui portera le joug des dieux,

Qui portera le joug des Igugu:

C’est l’homme qui sera chargé

de leur labeur.

La déesse Matrice collabore donc avec le Dieu Enki: on sacrifie l’un des Igugu meneur de la grève; son sang, mêlé à de l’argile assurera à l’homme une part de divinité:

Et le dieu Wê, qui avait de l’esprit,

On l’immola en pleine assemblée

A sa chair et son sang

On mélangea de l’argile

Pour que fussent associés du dieu et de l’homme

Réunis en l’argile.

Nous voici rassurés sur la condition humaine; c’est celle de l’esclave, certes, qui a peur de tout et surtout de la mort, mais qui ne va pas forcément tout accepter. Les chants de cette partie plus libre de l’humain se manifestent souvent chez les poétesses et les poètes particulièrement épris de liberté. Gare à nous si ces artistes venaient à se taire, car comme l’a écrit le poète Horacio Guarany à l’attention des chanteurs Mercedes Sosa et Atahualpa Yupanqui:

Si Se Calla El Cantor calla la vida

porque la vida, la vida misma es todo un canto

Si Se Calla El Cantor muere de espanto

la esperanza, la luz y la alegría

Traduction (imparfaite) de l’auteur: «Quand le chanteur se tait, se tait la vie, parce que la vie, la vie elle-même n’est qu’un chant; si le chanteur se tait meurent de frayeur l’espérance , la lumière et la joie».

  1. Jean Bottéro et Samuel Noah Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, Gallimard, Paris 1989, pp. 526-601. 

Auteur: Libero Zuppiroli
Éditeur: Éditions d’en bas
Relecteur: Julien Gabet
Mots clé: poésie, technologie, dieux, Genèse, montagne

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *