Pénurie #1

par | 7 avril 2020 | Extraits, Images | 1 commentaire

1re partie.
Ces dernières décennies, sont partout sortis de terre des supermarchés rutilants aux lisières des villes. On y remplit le coffre des voitures. Pour la plupart d’entre nous, la consommation tient lieu d’impensé et d’action. Zivo et Jérôme Meizoz ont voulu imaginer la pénurie, raviver son archaïque souvenir.

Toujours le caché cherche abominablement à voir le jour.
Henri Michaux, Face aux verrous

Page originale de Pénurie (art&fiction, 2013) dessinée par Zivo

Si cette lettre par chance parvient jusqu’à toi, viens-nous en aide je t’en prie, nous manquons de tout maintenant. Peux-tu nous envoyer de la farine, du sucre, juste un peu de café… La situation n’est pas favorable, ici, nous sommes souvent découragés.
Tu sais que les frontières sont fermées depuis quinze jours. Le gouvernement s’est doté des pleins pouvoirs, il a mobilisé l’armée et le couvre-feu étouffe les villes. Dans la foulée, on a rationné les carburants et l’électricité. Les communes doivent réserver l’énergie aux situations de première nécessité. Et chaque quartier organise sa soupe populaire.
Rien ne laissait présager cela. L’automne dernier nous avons eu droit encore à toutes les splendeurs. Les vignes filtraient une lumière de vitrail. Une saison de figues charnues, énormes, d’abricotiers surchargés. Lentement, la fermentation des fruits s’insinuait dans nos narines. Des senteurs sauvages entre la putréfaction et l’invite à la luxure. Après la Toussaint, le ciel s’est obstiné au bleu et le froid n’a pas saisi les arbres si bien que le cours des choses était comme suspendu dans leurs branches intactes. Certains buissons, trompés par la douceur, ont même refleuri. Comme si la nature entière ignorait les mauvaises nouvelles.
Si tu voyais ça, aujourd’hui, les rues désertes, les boutiques closes, des centaines de voitures immobilisées sur les trottoirs, couvertes de neige. On se déplace à pied ou à vélo. Les gens ont recommencé à se parler dans la rue.
Si je t’écris dans l’urgence, c’est que l’approvisionnement des supermarchés est très perturbé. Des queues se forment devant les petits commerces. La population doit garder son calme et se préparer à une période de stagnation, a dit le maire. Chacun devra faire un geste de patience et d’abnégation dans ces circonstances inédites. Nul ne sait jusqu’à quand pourrait durer la pénurie.
Les alliances continentales se disloquent peu à peu, chaque pays se replie sur son territoire. Des pannes informatiques entravent toutes les communications. Radios et télévisions publiques ne diffusent presque plus, la fréquence des coupures de courant les réduit le plus souvent au silence.
Voilà les rares informations que j’ai pu obtenir, et toi, en sais-tu plus que nous?
Il a suffi d’une nuit de bise violente pour que le gel saisisse tout. Les gens se sont calfeutrés chez eux. Chauffé en permanence, la salle communale est devenu le centre de la vie sociale et accueille les réunions où les autorités expliquent les mesures en vigueur. Le soir, les gens s’y retrouvent pour s’informer du cours des choses, faire du troc, demander de l’aide, organiser le ravitaillement.
Hier soir, le maire a raconté aux plus jeunes l’histoire du Baron rouge. Tel est le nom donné à l’unique tableau qui orne le bureau électoral depuis des décennies. Peu de gens savent comment cette toile a pu atterrir là, ni dans quelles circonstances, mais le fait est qu’elle a surplombé les têtes de nos parents, puis plané sur nos cérémonies civiques et peut-être un jour sur celles de nos enfants. Un peintre polonais l’aurait offert en remerciement de l’hospitalité offerte par notre Commune au début de la dernière Guerre. Le peintre faisait partie d’un contingent d’internés, une cinquantaine de soldats réfugiés, nourris et logés contre des coupes de bois en forêt et le creusement des canaux vers le fleuve. Les anciens se souviennent de bagarres entre des jeunes du village et les internés polonais, notamment d’une violente rixe qui a dévasté le Café de la Place jusqu’à l’intervention de la police.
La coutume veut que l’on montre le Baron rouge aux invités officiels de la Commune. Avec le temps, ce rituel a pris valeur d’oracle quant aux affaires du village. Ainsi le public rassemblé guette la réaction de l’hôte à la toile qu’on lui désigne. Tous sont suspendus à la mimique du député ou du prélat, étudiant sa respiration, sa manière de lever la tête ou de répercuter sur ses lèvres, dans ses yeux, l’effet de la toile. L’invité est jaugé, jugé sur sa réaction à l’image. Un geste d’acquiescement ou un regard désorienté, inerte, font l’objet de commentaires, favorables ou inquiets, durant plusieurs jours. Le Baron rouge trône en protecteur muet, comme si son aura seule préservait l’harmonie du lieu.
Mais cette époque ne sera peut-être bientôt, elle aussi, qu’un souvenir : le municipal du Parti du Peuple a déclaré à qui voulait l’entendre que s’il devenait maire lors des prochaines élections, la toile serait décroché le jour même. Non seulement, ajoutait-il «cette croûte n’avait rien à voir avec nos anciennes traditions», mais elle «troublait les consciences», à cause surtout de «ce rouge qui énerve les yeux».


Les journées s’écoulent au ralenti, comme les fontaines pendant les gelées. On dirait que le temps même a changé de cours. On n’a plus guère de nouvelles du monde. Celles transmises par le gouvernement sont ambiguës ou tronquées et chacun préfère les ignorer.
Il faut réapprendre à vivre dans l’isolement, avec pour seul horizon l’espace immédiat et les visages de toujours. Nous sommes coupés des images et des paroles venues d’ailleurs par les ondes, qui au cours des années se sont invitées dans nos appartements. Elles nous donnaient le sentiment de vivre jour après jour une aventure globale. Mais était-ce nous qui regardions la télévision, ou elle qui nous regardait?
Les écrans montraient les villes dévastées après les séismes, les peuples armés de fusils dans des rues africaines ou le visage souillé des travailleurs chinois rentrant à bicyclette d’usines de carbure, mais tout cela s’apparentait à un lointain spectacle. Nous retournions ensuite à nos affaires, la taille de nos thuyas, les automobiles à faire briller. Nous voulions de nouveaux canapés de cuir, des plats exotiques et des mariages d’amour. Dans les rayons garnis des supermarchés étaient tapies des marchandises abondantes, semblant nous attendre depuis toujours. L’histoire nous avait pour ainsi dire oubliés.
Mais maintenant, tout est changé. On ne pourra plus échapper au grand tumulte. La réalité à nouveau s’est invitée dans nos rues. Avec le fléchissement de l’économie et les menaces militaires, le pays s’est refermé comme un piège. Il faut laisser filer les jours, ne pas penser à l’avenir.
Chacun a trouvé une parade pour maintenir un peu de chaleur dans les maisons. On isole les fenêtres avec des journaux, on remet en service d’anciens poêles à bois. Les familles vivent maintenant dans leur cuisine, la seule pièce chauffée. La nuit, les visages glacés émergent des draps projetant en rythme la vapeur de leurs souffles.
Comme Noël approche, le prêtre se fait un devoir de passer dans toutes les familles pour encourager les malades, annoncer une embellie, parce que, dit-il, «l’Enfant malgré tout va naître et le monde retrouver ses couleurs».
Passant un jour devant l’église, je me suis décidé à entrer, ce que je n’avais plus fait depuis des années. Elle est glaciale et il y règne une lumière blanche venue des immenses baies vitrées. L’harmonie des espaces, la répartition des puits de lumière, un dédale de chapelles de béton comme autant de grottes fraîches, tout cela m’a frappé par sa solennité. Comme si l’on revenait dans un théâtre après le départ des spectateurs. L’ancienne ferveur des rituels semblait vibrer encore, mais tout est maintenant délaissé, les gestes et les paroles sont lointains, hors d’usage. J’ai eu le sentiment que nous avions basculé dans un autre âge et me suis rapidement dirigé vers la sortie.
Une angoisse m’a traversé: Mais où est donc passé l’avenir?
En sortant, j’ai été surpris par une nuée de chocards à bec jaune passant au dessus de la ville. Ils voltigeaient dans la brume et la neige mêlées, en un long tourbillon, suivant leur guide invisible, plongeant vers un toit d’où ils se relançaient à l’instant. L’un deux a volé près de moi et s’est posé sur le mur. On s’est jaugés à travers la barrière des espèces. Que signifie ce rassemblement? Le monde semblait notre domaine indiscuté, et nous voilà épiés par des centaines d’oiseaux noirs à jamais incompréhensibles.

Auteur: Jérôme Meizoz
Extrait de: Pénurie, Jérôme Meizoz et Zivo, art&fiction, 2013
Images: Zivo
Éditeur: art&fiction
Genre: extrait
Mots clé: consommation, montagne, crise, approvisionnement

1 Commentaire

  1. Jean Sens

    « Une angoisse m’a traversé: Mais où est donc passé l’avenir? »

    Hiver démocratique 2020