Millefeuille marbré, de Bertram Rothe

par | 21 avril 2020 | Disparutions

Christian Pellet, lorsqu’on lui demandait «Quel est le livre qui vous manque encore?» en 2014, répondait en souhaitant que des confessions de Bertram Rothe voient le jour en 20201. Chose promise, chose due, les éditions art&fiction ont réalisé ce petit miracle de persuader celui qui se vantait de n’avoir écrit aucun livre de mener à bien son autobiographie en publiant ce printemps2 Millefeuille marbré. L’homme n’est pas mort, mais on peut parler en quelque sorte de confessions posthumes puisque celui-ci a choisi de se retirer du monde depuis plus de vingt ans déjà et de s’exiler à Charlottenburg, dans un pavillon de cette banlieue sophistiquée de Berlin (en un auto-confinement plus heureux que celui que nous expérimentons malgré nous ces derniers jours).
Aurait-il néanmoins fallu attendre que l’on puisse mettre un point final à la vita de cet épicurien avant de la dévoiler aux fidèles des éditions art&fiction qui se voient régulièrement confrontés «au cas Bertram Rothe» depuis la publication en 2005 de l’ouvrage La collection de Bertram Rothe3? L’archiviste de Mode de vie4 se livre-t-il vraiment et pleinement dans cette alléchant pavé de 464 pages, dernier né de la collection ShushLarry?


On en doute fort lorsqu’on entame la lecture de ce récit qui commence très classiquement (naissance en 1930 à la Clinique Cécil à Lausanne, enfance banale dans le contexte bourgeois d’une famille établie dans une campagne vaudoise plutôt morne). On savait peu de choses de la fortune de celui qui collectionna un temps les œuvres d’un réseau de peintres romands qui misèrent sur un retour à la figuration dès le début des années 1980, mais dans un contexte économique et culturel peu propice à payer leur talent en retour. Or, ce texte permet de rétablir certains faits connus probablement de nul autre que de Rothe lui-même: alors que l’âge d’or des imprimeries lausannoises s’étiolait à la fin des années 1970, Rothe racheta à vil prix une grande partie du matériel de ce patrimoine industriel romand. Cette «entreprise» lui permit d’émettre des billets de fausse-monnaie en bonne quantité, puis, juste avant que la supercherie fût découverte, de fondre les caractères de plomb pour revendre le métal aux pays de l’ex-Union soviétique.
Si dans le cénacle du Cercle littéraire lausannois il se murmurait bien que quelque mystère se cachait derrière la stature tout en rondeurs du bonhomme, ce Millefeuille révèlent un Arsène Lupin local d’un acabit tout à fait passionnant et aux ressources insoupçonnées. Après cette filouterie, notre Farinet des bords du Léman a déplacé ses activités sur d’autres rivages, à la conquête des paradis fiscaux caribéens présentant l’avantage d’une certaine légalité dans le monde du business immobilier et offrant des perspectives financières bien plus vastes. Une période «golden boy» qui lui permit de consacrer une bonne partie de son temps à sa bibliomanie. Entre temps, il avait filé le parfait amour avec Margrit dans une Mitteleuropa qui n’existait plus que dans sa tête, élevé et chéri sa fille Dolorès et assisté en 2003 à l’effondrement du bâtiment des archives de la ville de Cologne – fait divers qui le marqua considérablement et constitua un traumatisme décisif dans l’engagement qu’il prit auprès de ses amis éditeurs de devenir leur archiviste.

Avec ce texte, Bertram Rothe a-t-il vraiment écrit son dernier mot? Pas si sûr. Rien n’est jamais définitif avec cet homme complexe, mais dont il serait doux d’entendre la voix en ces temps de repli sur soi nous poser cette question toute simple, qu’il réitérait à chaque séance de rédaction de Mode de vie: «Comment allez-vous ce matin?», «Comment allez-vous ce soir?5».


  1. Fretz, Stéphane (dir.), Qu’est-ce qu’un livre?, Double V #7, Visarte Vaud, Lausanne, 2014/2015, p. 143
  2. Ou plus tard, peut-être.
  3. Farron, Ivan et Christinat, Olivier, La collection de Bertram Rothe, éd. art&fiction, 2005
  4. Collectif, Mode de vie, 2010, éd. art&fiction, 2010
  5. ibidem, p. 135

Auteure: Bérénice Mahler
Relecteur: Stéphane Fretz
Éditeur: art&fiction
Date de parution: un jour peut-être
Genre: Disparution
Mots clé: Mitteleuropa, biographie, fausse-monnaie

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