Quand ça a été fini

par | 12 avril 2020 | Textes | 1 commentaire

Quand ça a été fini, certains se sont réjouis,
donnant des bises aux militaires
et aux employés des pompes funèbres,
se ruant sur les sushi bars
et les magasins d’électro-ménager.

Mais d’autres n’ont pas voulu s’associer à ces célébrations.

Quand ça a été fini
certains n’ont plus voulu travailler.
Allez-vous faire foutre, qu’ils lançaient à leur chef.
Et il fallut envoyer les patrons, et les syndicats,
pour les remettre au travail.

D’autres n’ont pas voulu cesser les apéros.
Ils étaient comme figés devant leur écran,
une bouteille de Campari à la main,
exigeant d’être payés à ne rien foutre, jusqu’à la retraite.
À ceux-là, il fallut couper la connexion
avant de les inscrire de force à la Croix-Bleue.

Photographie: Antoine Jaccoud

D’autres encore ont cessé de vouloir partir
en vacances loin de chez eux.
Le Jura, la Vallée de Joux, au pire la Franche-Comté,
merci ça ira très bien,
qu’ils répétaient en boucle.
EasyJet et Swiss eurent beau leur faire
les plus belles propositions,
ils ne voulaient plus rien entendre.

Certains ont quitté leur femme
pour celle à laquelle ils avaient écrit des mots doux
dès les premiers jours de la pandémie.

Certaines ont quitté leur mari
pour rejoindre celui auquel elles avaient fait signe sur WhatsApp
dès les premières heures du confinement.

Des cyclistes d’appartement ont refusé de descendre de leur vélo d’appartement.
Des coureuses à pied ont refusé d’enlever leur legging
et de mettre un pantalon.
Des promeneurs de chien, soutenus par leurs bêtes,
ont refusé de raccourcir leur promenade…
Des gens qui s’étaient mis à vivre nus pendant le confinement
n’ont pas voulu se rhabiller…

…Et puis bien sûr, quand ça a été fini
des parents ont abandonné leurs enfants.
Ils avaient tant joué au Uno avec eux
qu’ils ne pouvaient plus les blairer.

Et des enfants ont quitté leurs parents.
Ils racontaient si mal les histoires
qu’ils en avaient honte pour finir.

Des enseignants ont refusé d’interrompre le télé-enseignement.
L’idée même de revoir leurs élèves pour de vrai
les rendaient malades.

Des scouts ont continué de livrer leurs courses à des vieillards
qui ne savaient plus comment se débarrasser d’eux.

Des boulangers amateurs ont décidé de ne plus jamais acheter de pain.
Des détraqués passés à la méditation ne sont plus jamais retournés à la polyclinique psychiatrique.

Des chanteurs de balcon ont exigé de pouvoir rester toujours sur le balcon.
Des admirateurs des services de santé ont continué d’applaudir
alors que les médecins étaient tous partis au chalet,
et que les aides-soignantes étaient retournées au Portugal ou en Croatie.

Il y en eut même qui refusèrent de quitter leur confinement,
au prétexte qu’ils n’avaient pas fini
de construire leur cathédrale en allumettes,
ou qu’il restait à poser encore des pièces du puzzle
afin de composer le Cervin en entier.

Mais le pire, quand ça a été fini,
c’est tous ceux qui se sont plaints
qu’on les avait roulés dans la farine
en leur disant que ce serait mieux après
— une fois que ce serait fini —
ou en tout cas mieux qu’avant,
en tout cas différent
et qui exigeaient maintenant
qu’on laisse la machine en l’état,
et le ciel en l’état,
et la mer en l’état,
et la nature en l’état,

et au fond tout, oui, toute chose,
en l’état…

Ceux-là, on les aurait bien confinés encore un moment,
mais loin de chez eux,
histoire de les rééduquer un peu.

Quand ça a été fini,
au fond,
ça a été presque plus compliqué
que quand ça a commencé.

Auteur: Antoine Jaccoud
Relecteur: Julien Gabet
Genre: texte
Mots clé: après, confinement, avant.

1 Commentaire

  1. Maryelle Budry

    Votre texte me fait beaucoup penser au fil « L’An 01 » de Jacques Doillon, 1973. L’amie qui m’a signalé votre texte m’a dit qu’elle en avait « hurlé de rire ». Moi, je le trouve charmant et je voudrais tellement que tout ce que vous évoquez se réalise !