Nos modèles d’apocalypses sont impossibles à rassasier (Partie 2)

par | 20 avril 2020 | Textes

Dans la rue, un homme dans la cinquantaine parle à distance respectable avec un autre homme. Mon voyeurisme avoué – et à demi-pardonné? – se promène ça et là, cherche à prendre la température, se hasarde aux petites gestuelles, et aux indices d’une humanité qui renouvelle ma curiosité au quotidien. Je ralentis le pas pour entendre plus longtemps leur conversation, ne pas la laisser en miettes. Nous sommes dans les premiers jours du confinement et l’homme dresse la situation: «On a l’impression d’être dans une série télé. C’est incroyable. Sauf que dans la série, au bout d’une heure y a six mois qui se sont écoulés, au bout de quelques heures ça se dénoue… là ça va durer plus longtemps j’te dis.»

Je cogitais toujours autour de comment les différents récits (le «capital narratif») nous permettaient de domestiquer la bestiole pandémique, ainsi que varier nos registres d’action afin de nous rendre moins étrangers à elle. (cf. Nos modèles d’apocalypses sont impossibles à rassasier Partie 1). Je voyais alors dans la razzia des supermarchés une mise en action d’un imaginaire catastrophique. Cet imaginaire était accentué par la conjonction entre une société de divertissement et le grondement de plus en plus appuyé d’un potentiel Effondrement – d’une fin civilisationnelle comme l’on décrivit les «fins de race» aristocratiques. Au-delà du spectaculaire, j’essayais de rappeler l’importance des créateurs et des diffuseurs (also known as les levains culturels et sociaux) de narrations, d’idées, d’imaginaires et de possibilités. Cette «impression d’être dans une série télé» faisait ainsi écho à mes obsessions du moment.
Elle me confirmait l’idée qu’un événement pandémique, imprévisible pour le commun des profanes mortels «manifeste à lui seul une rupture d’intelligibilité» comme l’écrivent Alban Bensa et Éric Fassin:

«À un moment donné, littéralement, on ne se comprend plus, on ne s’entend plus. Le sens devient incertain. […] Tandis que nous vivons d’ordinaire dans le régime de ce qui va sans dire, nous voici plongés avec l’événement dans le régime extraordinaire de ce qui ne sait plus se dire, ou du moins n’en est plus si sûr1

Ce n’est pas tant que le langage et les mots se déchargent de leurs forces évocatoires, comme si l’événement imprévisible avait déchiré une partie du tissu du monde. Mais les grammaires, les agencements d’affects et les grilles de lecture sont mises à l’épreuve d’un saut salto. Les éléments se retournent et vacillent sur eux, les frontières se brouillent: ce que nous prenions pour un monde fictionnel – un script de l’évasion – change de statut et s’irradie de nouvelles teneurs existentielles: des formules implicites de l’ambivalence s’invitent dans les interactions quotidiennes. Comme dans les phénomènes dits de croyances, le registre du «je sais bien que, mais quand même»2 se laisse observer, parce que dans l’interstice l’ordre du monde et ses certitudes demandent à être repensés… Et des inconnus dans la rue d’affirmer implicitement «je sais bien que [nous ne sommes pas dans une série télé], mais quand même [ça y ressemble furieusement].»… Il m’arrive de me demander si à la manière du Jeu de la bobine décrit par Sigmund Freud, les modèles narratifs – et surtout ceux de catastrophes – ne permettent pas d’être lancés, convoqués et congédiés à souhait, comme pour ensuite mieux savoir où nous orienter. Et comme pour les marins et dans une période de liquéfaction si bien décrite par Alain Freudiger et évoquée dans ma première partie, les enjeux de cartographie deviennent centraux…

Les récits ont néanmoins une limite et se chargent d’ellipses pour mieux occulter le quotidien, le banal, le trivial, l’ennui et l’affection de la chair. C’est ce que rappelait cet homme quand il affirmait que «là ça va durer plus longtemps j’te dis». En effet, il y a un point où la fiction ne dépassera pas la réalité: à part dans le sommeil, les ersatz d’opium, l’ivresse sexuelle ou la collusion cérébrale, il n’y a à ma connaissance pas d’instants – à une échelle humaine et non quantique – qui ne succèdent inexorablement à d’autres instants. Nous n’échappons pas à l’a-temporalité du récit mythologique, et mis bout à bout dans une codification occidentale cela donne une heure, un jour et un éon… Et puis, si dans un récit tout s’enchaîne joyeusement, suivant une certaine illusion d’ordre et d’organisation, les questions temporelles sont plus épineuses: les Effondrements, à l’instar des lectures contemporaines et prophétiques de l’Apocalypse, sont souvent remis à demain ou à jamais. Quelle serait notre perspective si nous cessions de les reporter et qu’au contraire, à l’instar du philosophe Timothy Morton, nous considérions que ceux-ci ont déjà eu lieu3»: en avril 1784 quand James Watt mit un brevet sur les engins à vapeur, inaugurant les premiers pillages massifs des énergies fossiles; quand les bombes explosèrent sur Hiroshima et Nagasaki; quand des hectolitres de DDT et de micropolluants furent déversés sur les terres arables, les cours d’eau et les veines, les estomacs d’hommes et de femmes… Et dans cette lignée, à la suite de Chinua Achebe4 considérer que d’autres mondes bien avant nous et par l’entremise du missionnariat et de la colonisation ont dû faire face à des bouleversements massifs, non prévus et assurément non consentis? Notre perception de la situation actuelle serait-elle plus viable si elle était réinscrite dans une histoire des ruptures et des agilités à continuer à faire monde malgré tout?

À ces réflexions, Timothy Morton nous invite à considérer une «écologie sombre». Au-delà des versants lumineux et enchanteur d’une «nature naturelle» utopique et retrouvée, la mélancolie et le sens du tragique se réinvitent également dans le quotidien: «La pensée écologique inclut la négativité et l’ironie, la laideur et l’horreur. […] La laideur et l’horreur ont de l’importance parce qu’elles obligent notre coexistence compassionnelle à aller au-delà de la pitié condescendante5», ajoute-t-il. Si l’effondrement a déjà eu lieu, alors nous vivons depuis des âges lointains dans le registre de la précarité, que nous avons assurément su domestiquer et sécuriser avec brio par plus de septante-dix ans de consommation effrénée et de distribution inégalitaire des ressources matérielles. Tandis que je constate autour de moi une volonté de contrôle, de remplir le vide par de la plénitude convenente et convenue, l’établissement de nouvelles «orthodoxies» et «orthopraxies» hygiéniques, ne manquons-nous pas de récits pour une adaptation profonde à l’incertitude? C’est du moins ce qui m’apparut quand je relisais le magistral Champignon de la fin du monde de l’anthropologue Anna L. Tsing. Son chapitre consacré à la précarité sur les «ruines du capitalisme» était exacerbé lors de ma lecture par la déferlante dans la rue des nombreux livreurs d’Uber Eats, ou alors par les récits d’ami·e·s embrigadé·e·s dans les hôpitaux et les «services à la Nation», parfois sans contrats et sécurité sociale… Ce chapitre de son livre me donna la chair de poule et me laissa interdit quelques jours durant.

Décidément, il me semblait que face au réel, nos récits d’apocalypse sont impossibles à rassasier, car ils ne nourrissent pas le bon estomac ni n’activent les bonnes pulsions – de mort, plutôt que de vie. Ces récits fantasment la destruction à l’instar du néo-management qui s’orgasmise des euphémismes de «restructuration» et de «délocalisation» d’entreprises, ou alors de l’agro-industrie brésilienne qui ruissèle des «brulis agricoles». Cet esprit de l’Ordalie, de la renaissance par le feu est tout sauf à quoi Anna L. Tsing et Timothy Morton essaient de nous faire aspirer. Au contraire, avec eux je commence à découvrir des récits du commun, de l’habitat des niches urbaines et de repeuplement de friches humaines, des récits qui émergent après la pluie comme une morille. Des spores d’êtres et d’entités qui contre-balancent les pulsions économiques, celles qui se sont emparées du vide pour le manufacturer et le vendre à vil prix d’or et de fiente (also known as l’ethos capitalistique). Ces deux auteurs nous invitent à un «art de l’observation» et de l’ironie, du tragique et de l’espérance, un art du détail et de la nuance, de l’ennui uniquement de surface. Ils nous engagent à tresser de nouveaux langages sur l’autel de nos vulnérabilités avouées, vulnérabilités d’autant plus visibles et risibles qu’elles sont l’ombre que projette la bestiole pandémique:

«La précarité désigne la condition dans laquelle on se trouve vulnérable aux autres. Chaque rencontre imprévue est l’occasion d’une transformation : nous n’avons jamais le contrôle, même pas de nous-mêmes. Pris dans l’impossibilité de nous fier à une structure communautaire stable, nous sommes projetés dans des agencements fluctuants qui nous refabriquent en même temps que les autres. Nous ne pouvons-nous appuyer sur aucun statut quo: tout est toujours en mouvement, y compris notre capacité à survivre. Penser avec la précarité change l’analyse sociale. Un monde précaire est un monde sans téléologie. L’indétermination, ou l’imprévisible nature du temps, a quelque chose d’effrayant, mais penser avec la précarité fait que l’indétermination rend aussi la vie possible6


  1. Bensa, Alban, Fassin, Éric. 2002. «Les sciences sociales face à l’événement», in Revue Terrain, n.38.
  2. Boullier, Dominique. 2004. «Au-delà de la croyance: ‘Je sais bien mais quand même’», in Cosmopolitiques, n°6.
  3. Morton, Timothy. 2013. Hyperobjects: Philosophy and Ecology after the End of the World, Mineapolis: The University of Minnesota Press, p. 7.
  4. Achebe, Chinua. 1973. Le monde s’effondre, Paris/Dakar: Présence africaine.
  5. Morton, Timothy. 2018. La pensée écologique, Paris: Zulma, p.37.
  6. Tsing, Anna Lowenhaupt. 2017. Le champignon de la fin du monde: Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme. Paris: La Découverte, p.56.

Auteur: Alexandre Grandjean
Éditeur: Hélice Hélas Éditeur
Relecteur: Claude Pahud
Genre: Texte
Mots-clé: science-fiction, capital narratif, sociologie, anthropologie, effondrement, apocalypse, écologie, levure

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